lundi 24 octobre 2016

La livraison crowdsourcée, avatar de l'uberisation de l'économie

Le crowdsourcing est l'ADN de la fameuse économie de la collaboration que ce soit pour rédiger des encyclopédies, financer des projets, trouver une chambre où dormir, trouver quelqu'un pour sortir ses chiens, ou analyser des données spatiales, Dans le monde du transport aussi, le crowdsourcing est à l'oeuvre.

Une partie de mes recherches porte sur l'évolution des systèmes de transport. Je me suis ainsi intéressé à la livraison crowdsourcée. Avec ce post débute une série sur ce phénomène qui a le potentiel de, peut-être, révolutionner en partie la logistique.

1. La livraison crowdsourcée de quoi parle-t-on ?

Le crowdsourcing mobilise les capacités des membres de la communauté pour réaliser une tâche : transporter un voyageur, réaliser un service ou livrer un colis par exemple. Dans le domaine du transport, il n’est pas nouveau.  Les voyages sur le pouce, le covoiturage, sont des pratiques anciennes. Selon une étude menée par le site Muber, 80% des voyageurs ont déjà transporté un colis pour le compte de quelqu’un au cours d’un de leurs voyages[1].

La livraison crowdsourcée exploite le potentiel des nouvelles technologies (géolocalisation, applications mobiles) pour proposer un service de livraison répondant aux attentes de rapidité et de flexibilité des clients. Dans ce service, le colis est pris en charge par un individu qui n’est pas un salarié de la compagnie qui facture le service aux clients (voir le graphique ci-dessous)

  • Rapidité parce que la livraison le jour même est rendue possible, argument auquel est sensible plus particulièrement la jeune génération de consommateurs prête à payer plus cher pour cela.
  • Flexibilité parce qu’il est alors possible de se libérer des contraintes d’horaires des tournées rigides des FedEx et autres UPS (avec leurs résidus que constituent les avis de passage glissés dans les boites aux lettres).

Depuis quatre à cinq ans, la livraison crowdsourcée est en ébullition. Des start-ups sont financées à coups de millions. Le leader Deliv a par exemple levé 28 millions début 2016. Plusieurs sont profitables comme Instacart ou Deliv. Le graphique ci-dessous montre les investissements réalisés dans le domaine de la livraison de nourriture aux États-Unis. C’est que le potentiel de transformation de la chaine logistique est important. Nous y reviendrons dans le prochain article, cette approche pourrait changer l’avenir du commerce de détail face aux distributeurs en ligne.


Comme dans toute nouvelle industrie en phase de croissance, les faillites existent aussi : comme WunWun (qui est en train de vivre un saisissant moment pivot), ou Barnacle. Et des joueurs réussissent à s’imposer comme Deliv (présent dans plus de 100 villes, qui a racheté Zipments) ou Postmates (présent dans 104 villes aux États-Unis).


2. Plusieurs sortes de livraison crowdsourcée

ll existe plusieurs formes de livraison crowdsourcée (Rougès et Montreuil, 2014) :

  • La livraison intra-urbaine B2C avec une promesse de livraison le jour même. C’est la plus développée dans l’industrie, dans la mesure où elle permet aux magasins physiques de lutter contre les distributeurs en ligne. Elle touche aussi la livraison de nourriture depuis les restaurants. Deliv, Zipments, Shutl, Kanga, etc,
  • La livraison intra-urbaine P2P ou B2B : entre particuliers ou entre entreprises. Deliv, Zipments, Shutl, Kanga, Task Rabbit, etc,
  • La livraison intra-urbaine intendance : dans ce cas le coursier prend aussi en charge l’achat des marchandises commandées en ligne. Instacart, etc.
  • La livraison inter-urbaine : dans ce cas la livraison se fait en dehors de la ville, parfois très loin. La tâche est effectuée par des particuliers qui prévoient de faire le voyage et voient le moyen de se faire un peu d’argent pour payer les frais. Comme il s’agit d’une livraison point-à-point, trouver un voyageur faisant le voyage rend la livraison plus incertaine et plus longue. Nimber, etc.
  • La livraison communautaire : il s’agit d’acheter et de livrer à quelqu’un quelque chose auquel il n’a pas accès sur place. Le plus souvent cela concerne des voyages internationaux. Les coursiers sont des voyageurs, souvent des touristes. Les modes de rémunération sont variables, mais clairement l’argent ne doit pas être la première considération et l’envie de socialiser doit primer. PiggyBee, Bistip, etc..


3. Une uberisation de la livraison

La livraison crowdsourcée est un exemple de ce que l’on appelle l’Uberisation de l’économie :

  • L’entreprise est un intermédiaire qui connecte à l’aide des technologies de l’information une demande de service et des prestataires de service.
  • Ceux qui délivrent le service ne sont pas salariés. Ils sont libres de : prendre en charge une demande quand ils le souhaitent ; prendre en charge le nombre de demandes qu’ils souhaitent.
  •  La confiance entre les acteurs se bâtit par un mécanisme d’évaluation de chacune des prestations.
Comme pour tout service crowdsourcé il existe deux modèles dans la livraison :

  • Un modèle « pur » dans lequel le bassin de livreurs est complètement ouvert.
  • Un modèle « fermé » dans lequel le bassin de livreurs est professionnalisé.

3.1. Le modèle « pur » dans lequel le bassin de livreurs est complètement ouvert.

Dans ce modèle, les commandes peuvent être prises en charge par n’importe qui a accès à l’application communiquant les colis à livrer. Ainsi les coursiers peuvent être occasionnels : quelqu’un pourrait ne prendre en charge qu’un colis par jour en rentrant du travail,  par exemple, si la livraison est dans son chemin ; un autre pourrait y consacrer plusieurs heures par semaines en fonction de ses disponibilités pour compléter son revenu ; enfin un dernier pourrait faire de cette activité la source de son revenu principal. Dans la fameuse économie « ubérisée » ce modèle est assez rare.

(Parenthèse Uber)
Uber cherche à développer son service « crowdsourcé pur » Uber Pop dans lequel chaque conducteur pourrait alors à l’occasion se transformer en « taxi ». Mais le modèle fait face à un barrage réglementaire puisque se posent des questions de sécurité et que cela constitue une concurrence déloyale aux taxis qui ont des investissements et des charges de fonctionnement élevés.


Dans le monde de la livraison crowdsourcée ce modèle est utilisé par exemple par DHL à Stockholm. En septembre 2013, DHL lançait MyWays qui permet à des particuliers de passer dans un point de dépôt de DHL pour effectuer la livraison finale de paquets demandant une plus grande personnalisation sur l’heure ou les modalités de livraison[2]. Étaient visés les « commuters » pour qui le point de dépôt se trouvait entre les lieux de travail et de résidence. L’expérience a été reconduite en 2014 et 2015 semble-t-il. Mais je ne sais où elle est rendue, pas de traces sur le net.



Le modèle « pur » est aussi utilisée par Deliv, Instacart ou Task Rabbit dans son service Deliver Now ; par des systèmes de livraison interurbains comme Shutl ou Rideship ; ainsi que par des systèmes de livraison à l’international par les voyageurs en avion qui achètent dans le pays d’envol un produit que souhaite obtenir un donneur d’ordre dans le pays de destination (Piggybee, Bistip en Indonésie).

3.2. Le modèle « fermé » dans lequel le bassin de livreurs est professionnalisé.

Le modèle « fermé » se présente comme du crowdsourcing. En réalité l’entreprise intermédiaire a recours à des travailleurs sélectionnés afin de professionnaliser son équipe de livreurs. Ce besoin peut se comprendre. Il y a des contraintes d’assurances en cas de bris ou de perte du colis. Dans certains endroits existent des contraintes légales. Ainsi dans le centre-ville de Chicago, les livreurs doivent détenir un permis que les entreprises aident leurs livreurs non professionnels à l’obtenir.
Par exemple Zipments, un leader du secteur, a un processus de vérification des antécédents très rigoureux et oblige à passer une entrevue pour être admis dans le réseau. Ainsi 95% de ses livreurs sont des professionnels avec plus de quatre années d’expérience. Zipments qui avait commencé sans sélection de ses livreurs, s’éloigne ainsi d’un modèle « pur ».

(Parenthèse Uber)
Ce modèle fermé est en réalité celui qui est le plus utilisé par Uber. N’importe qui ne peut pas être un chauffeur Uber. Paradoxalement ce modèle est loin d’être innovant. Un artisan chauffeur de taxi affilié à une coopérative partage le même statut. En réalité, c’est le modèle « pur » qui est le plus contesté parce qu’il introduit flexibilité et amateurisme dans le fonctionnement.

4. Conclusion

Ce premier article constituait une introduction à la livraison crowdsourcée. Ce modèle d’affaires s’inscrit dans l’économie uberisée que l’on nous promet. Après le bouillonement des débuts, cette industrie commence à se structurer. Des leaders émergent, lèvent des dizaines de millions et sont profitables. Au-delà du hype c’est donc une industrie qui mérite d’être comprise.

Dans les prochains articles nous verrons comment la livraison crowdsourcée peut sauver le commerce de détail, puis quelles sont les limites qui entravent son développement, enfin nous explorerons des perspectives pour le futur de la livraison crowdsourcée.


P.S. Remarque pour les malades de typologies

Il est maintenant possible de classifier les modèles d’affaires selon deux axes :

  • Le type de livraison : intra-urbain P2P ou B2B, et intra-urbain B2C, intra-urbain intendant, inter-urbain et communautaire.
  • Le mode d’uberisation : ouvert ou fermé.


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