mardi 3 juillet 2012

Le management à la québécoise

Ma dernière chronique dans l’émission "L’après midi porte conseil" de Dominique Poirier sur Radio Canada répondait à la question : Existe-t-il un management à la Québécoise ? On peut l'écouter ici.

Les jeunes français qui s’installent au Québec décrivent un environnement de travail qui les séduit : plus ouvert, moins hiérarchique, dans lequel on leur fait plus confiance, où l’on est jugé moins sur ses origines (sociales, diplômes) que sur ce que l’on fait et les résultats que l’on obtient.

Pour ceux qui n’ont pas le temps : la réponse est oui.
Pour ceux qui ont un peu plus de temps, l’explication suit.



1. Existe-t-il vriament une façon de gérer à la québécoise ? Faisons le tour de quelques situations.

Un ami récemment s’inquiétait que son client français, entreprise reconnue de bonne taille, avait trois mois de retard dans le paiement de sa grosse facture. Quand il en parlait avec son contact, celui-ci ne semblait pas beaucoup s’en inquiéter et le rassurait en disant cela allait se faire, façon de gérer la situation très destabilisante pour un Québécois. Aux Etat-Unis, le contrat  se serait imposé.  Les termes du paiement  auraient dû être scrupuleusement respectés. Au Québec, une discussion aurait eu lieu pour arranger tout le monde. En France, dans une logique que d’Iribarne nomme la logique de l’honneur, le contrat existe, il a des conditions, mais s’impose le sentiment de faire les choses conformément à son honneur. “On a dit que tu seras payé, tu le seras, il en va de notre honneur.  (même si les termes du contrat ne sont pas respectés)”. Allez expliquer cela à votre banquier. Trois logiques différentes :
- Une logique de l’honneur (France)
- Une logique relationnelle (Québec)
- Une logique contractuelle (Etats-Unis)

Exemple cité par Segal dans son analyse du cas de Lafarge à Montreal :
Dans la gestion d’un conflit dans une organisation, les américains vont appliquer la politique décidée de façon stricte en prenant appui sur le syndicat. En France, il y aura un conflit, des contestations, la définition d’exceptions, et une mise en oeuvre qui sera aménagée pour ménager les acteurs. Au Québec les acteurs vont essayer de dénouer l’impasse par une série d’arrangements informels, des accommodements dans lequel le président du syndicat et le responsable de la gestion des ressources humaines agissent comme médiateurs. Ce mode de fonctionnement est typique de trois logiques :
- Une logique contractuelle (Etats-Unis),
- Une logique hiérarchique (France),
- Une logique relationnelle (Québec).

Le travail de Segal aborde un autre aspect :
Un jour, Québécois et Français ont été amenés à cocréer une entreprise industrielle. Gros clash. La discussion était difficile, les Français avaient un regard technique sur le projet, les Québécoi avaient des soucis beaucoup plus humains., Deux modes de fonctionnement difficilement conciliables. Pour les Français la ligne hiérarchique était incontournable. Elle est composée d’une succession « d’hommes- clés allant de l’ingénieur, Grand Manitou qui garde main haute sur la tâche la plus noble qu’est la conduite du processus, jusqu’au surveillant de première ligne, qui a « carte blanche » pour diligenter le travail d’exécution. Au milieu, le chef d’atelier est l’homme-orchestre qui assure l’articulation, sans lui problématique, entre le haut et le bas d’une ligne hiérarchique disjointe. Au four et au moulin, informé en permanence de ce qui se passe [...], le chef d’atelier gère l’ensemble des problèmes quotidiens, verticaux et horizontaux, qui ne manquent pas de survenir. (Segal, 1991, p. 22).
De l’autre côté les québécois “formés à l’école américaine, qu’ils considèrent comme la référence par excellence en matière de management, [...] jugent désuet le maniement français des distances hiérarchiques et franchement contestables les pratiques de délégation de l’autorité des expatriés. Simultanément, le style de gestion qu’ils adoptent eux-mêmes, dans les départements dont ils ont la charge, n’est pourtant pas exempt d’une couleur locale québécoise, modérant sérieusement la sécheresse contractuelle et la rigueur procédurière de la forme canonique du management américain. (Segal, 1991, p. 21) Les Québécois ajoutent des aspects collectifs : dans la prise de décision que l’on pourrait appeler un “modèle consensuel”, dans lequel le chef d’atelier n’est pas le patron d’un territoire comme dans le cas français, mais un médiateur ou un conciliateur qui s’assure du bon travail de tous. Deux logiques sont à l’oeuvre :
- Une logique communautaire (Québec)
- Une logique hiérarchique (France)


2. Les caractéristiques du management à la québécoise

Ces situations nous laissent croire qu’il existe au Québec une culture de management spécifique, différente du reste du Canada, du reste des Etats-Unis et de la France. Qu’en est-il ?
La tradition “culturaliste” considère que les particularités culturelles d'un pays ou d'une région influencent en grande partie l'organisation d'entreprise. De nombreuses études, de nombreux sondages montrent en quoi la culture de la société québécoise est distincte de celle du reste du Canada. Cela devrait se voir dans la façon dont les entreprises sont gérées.
Je distingue huit caractéristiques qui distinguent le management à la Québécoise sur deux dimensions : les valeurs et les façons de faire.

Les valeurs

2.1. Une plus grande importance à la qualité de vie. 
Les Québécois ont un plus grand souci d’équilibre vie-privée, vie professionnelle que leurs voisins canadiens et américains. Plus de vacances, moins d’heures de travail. Certains leur reprochent d’ailleurs de ne pas assez travailler, ce qui contribuerait à un manque de productivité (voir par exemple l’ex-premier ministre Lucien Bouchard et l’économiste Pierre Fortin pour les impacts sur la productivité).

2.2. Une grande ouverture, une attention à l’autre et un haut niveau de tolérance. 
Dans la société multiculturelle et de plus en plus multiethnique du Québec, qui se questionne en permanence sur son identité et sa différence, la façon de vivre ensemble est marquée par la volonté de n’offenser personne et d’éviter le conflit. Le Québec n’a-t-il pas inventé les “accomodements raisonnables” ?
D’ailleurs une française installée avec succès au Québec me disait récemment combien la culture du débat, de la contestation voire de la confrontation lui manquait. Au contraire, les québécois sont frappés par la manie française de l’engueulade (et le plaisir qu’ils semblent y prendre). Cela change radicalement l’ambiance de travail et la posture du gestionnaire.

2.3. Un grand souci d’égalité. 
Le Québec est une société égalitaire. Les écarts de revenus y sont plus faibles que dans le reste du Canada, et bien plus faibles qu’aux Etats-Unis. Le rôle redistributeur de l’Etat y est plus fort. Dans une recherche d’égalité “à l’européenne”, l’Etat compense pour réduire les déséquilibres. Dans les pays anglo-saxons, l’égalité est plutôt vue sous l’angle de l’égalité des chances. A chacun de se prendre en main et de jouer sa partie, avec l’espoir d’être parmi les gagnants (ce qu’illustre le fameux rêve américain).
Ainsi “Au Québec, on ne se contente pas d’appliquer strictement la règle «à l’américaine ». Il faut mettre en place des dispositifs de nature à aider ceux que son application peut désavantager” (D’Iribarne, 2000 cité par Dupuy, 2002).
Enfin l’égalité entre les femmes et les hommes est au Québec une exigence bien plus forte que dans les pays latins.

2.4. L’importance de la dimension relationnelle. 
Une étude comparant gestionnaires allemands et québécois nous renseigne sur le sujet (Barmeyer, 2012). Lors d’un premier contact les gestionnaires québécois cherchent un point commun plutôt personnel pour briser la glace : l'école ou l'université, leurs loisirs, leur famille et du temps qu'il fait. Ils cherchent à créer de la promixité relationnelle. Ils se rapprochent en cela des états-uniens. Ce n’est pas partout pareil. Les Français sont surpris et amusés par cette spontaneité des Québécois. Ils les trouvent chaleureux, eux qui ont tendance à ne pas trop évoquer leur vie privée dans les contacts professionnels. Chez les Français, le statut, le passé, sont des moyens de créer la confiance entre gestionnaires. Ah le bonheur de faire des affaires avec quelqu’un qui vient de la même région et de la même école !
En Allemagne, émotions et humour sont souvent interprétées comme une perte de temps, un manque de sérieux, voire un signe d'incompétence. La confiance se bâtit sur les faits et la présentation des données. Cette façon d’être très directe des gestionnaires allemands est vécue comme impolie et antipathique en France; mais bien acceptée par les Québecois.
Remarquons en passant que ces valeurs sont dites “féminines” dans le modèle de description des cultures de Hofstede.


Les façons de faire

2.5. L’importance de la dimension communautaire
La société québécoise est une société de consensus. Contrairement à ce que l’on retrouve dans les cultures latines dans lequel le conflit et le débat sont structurants et paradoxalement créent du lien social. Dans l’entreprise, la participation, la collégialité sont beaucoup plus naturels.
D’un point de vue macroéconomique cela se traduit par l’importance du modèle coopératif au Québec, très développés dans tous les secteurs d’activité.
Dans l’entreprise cela génère des modes de gestion beaucoup plus participatifs, moins “top-down”. De ce point de vue le Québec est un terreau très favorable pour les nouveaux modes de gestion, ce que Getz nomme les entreprises “Pourquoi”.
Cette dimension communautaire a aussi un impact sur le rôle des syndicats. Au Québec les syndicats  ont des fonds d’investissement. Vu d’Europe c’est très surprenant.

2.6. Une relation moins hiérarchique. 
La société québécoise est une société plutôt “plate” dans laquelle les hiérarchies sociales sont peu marquées (comme dans tout le Canada, voir Hostede). La dimension communautaire prime sur la domination hiérarchique. Ainsi les gestionnaires ont un rôle moins hiérarchique, mais sont plus en posture d’animation. Ils manifestent aussi généralement plus d’intérêt pour leurs subordonnés et leur développement. Au contraire il y a encore dans beaucoup d’entreprises en France quelque chose de monarchique ou de patriarchal que l’on retrouve beaucoup moins au Québec.
Au Québec les choses sont beaucoup plus transparentes, et l’information circule beaucoup plus librement. La participation est de rigueur. On demande leur avis aux gens et les choses sont moins imposées d’en haut que co-construites.


2.7. Une rapidité dans les prises de décision et une vision plus court terme que dans les sociétés européennes. 
Pour résumé disons que les Québécois, et généralement les nord-américains, sont des pragmatiques. Les Allemands seraient plus analytiques et les Français plus conceptuels.  Le cycle réflexion-action est plus court. Quand les managers allemands commencent par évaluer toutes les possibilités afin de réduire le risque (les Allemands cherchent à réduire les incertitudes pour éviter les erreurs ou les échecs), quand les managers français philosophent sur le pourquoi et élaborent des concepts et des plans d’action (qui risquent de ne jamais se rendre jusqu’à l’action). Les Québécois sont dans une “logique de l’action” : ils prennent une décision rapide, la mettent en oeuvre et s’ajustent en fonction des résultats. Deux critères sont importants : le court terme et la faisabilité. Ils considèrent d’ailleurs que les Français sont des pelleteux de nuages 

2.8. Une dynamique de travail particulièrement flexible. Dans la société québécoise, les héritages sont moins lourds et les statuts moins pesants que dans la vieille Europe.  Dynamique communautaire, approche centrée sur l’action, il résulte de tout cela un dynamique de travail particulièrement flexible, avec une capacité de remise en question plus grande. Dans une étude, c’est d’ailleurs la caractéristique qui avait le plus marqué les gestionnaires Allemands.


3. A quelle culture peut-on apparenter la culture de travail du Québec ?

La culture de travail du Québec est donc un mix unique. Elle emprunte à la culture américaine le pragmatisme, l’orientation vers l’action et la flexibilité, la communication transparente et directe, ainsi que la convivialité dans les rapports professionnels ; aux latins l’importance de la qualité de vie et une  une égalité redistributrice. Cependant la dimension communautaire, plus respectueuse et consensuelle, axée sur le consensus non hiérarchique, est une particularité qui l’éloigne des cultures latine et anglo-saxone. Le Québec se rapproche ainsi des cultures de petits pays d’Europe du Nord : Belgique, Pays-Bas, Suède.
Cependant les choses changent. Si l’on regarde les différentes études sur le sujet, on constate que la culture de travail du Québec évolue de plus en plus vers le modèle anglo-saxon plus individualiste et contractuel. D'où l'ouverture sur un autre sujet qui sera ma conclusion.


4. Et les limites de la culture de gestion à la Québécoise ?

Les caractéristiques du management à la Québécoise sont séduisantes : respect des individus, dynamique communautaire, orientation vers l’action. Tout cela constitue de grandes forces dans le contexte actuel. Le Québec est-il pour autant un paradis ? Quelles sont les limites de ce modèle ?
- Le modèle est moins adapté aux ambitieux individualistes. Le modèle américain convient mieux aux jeunes loups.
- L’approche communaitaire favorise les frustrations rentrées, les dynamiques de groupe cachées.
- L’orientation vers l’action court terme insuffisamment précédée d’une phase d’analyse peut conduire : à un manque d’innovation ou au contraire à des décisions non optimales (au Québec on dirait “broche à foin”).


5. Ouverture sur un autre sujet

Cette grille d’analyse peut s’appliquer à la crise sociale actuelle au Québec.  Comme nous l’avons vu la culture québécoise évolue vers un modèle plus individualiste. On peut interpréter cette crise comme l’arrivée à un point où les fondements même de la culture québécoise traditionnelle sont remis en question. On assiste à la confrontation du modèle coopératif traditionnel avec un modèle plus anglo-saxon, plus individualiste, adoptant le principe de l’utilisateur-payeur comme en témoigne l’augmentation des frais de scolarité.


Quelques sources

- Vingt d’expérience comme consultant entre la France, le Québec et le reste du monde. Des dizaines de discussions sur le sujet avec des gestionnaires de partout.

- Dupuis (2002), “La gestion québécoise à la lumière des études comparatives”, Recherches sociographiques (43, 1), 183-205. Une bonne revue de littérature des études scientifiques sur le sujet.

- Barmeyer (2012), “Le management au Québec et en Allemagne” publié sur le site agora.qc.ca
- Synthèse du livre dirigé par d'Iribarne : “Culture et mondialisation – Gérer au delà des frontières”. Avec l’exemple du conflit du travail chez Lafarge, article de J.P. Segal.
- Un avis de consultant : CEPI Management, “Leadership à la québécoise"



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