Quatrième chronique dans l'émission "l'après-midi porte conseil" de Dominique Poirier (Radio Canada). Thème de cette semaine : La carrière buissonnière.
L’évolution du travail sur la carrière tient en quatre passages :
Les deux premiers traitent de l’évolution du rapport au travail dans la vie.
- Du workholic au lifeholic
- De la logique de faire carrière à la logique de l’épanouissement
Les deux autres s’intéressent à l’évolution des modes de gestion des carrières.
- De l’entreprise à vie à plusieurs vies en entreprises
- De la voie royale aux chemins de traverse
Une évolution de la place de la carrière dans la vie
Pour comprendre les évolutions de la nation de carrière, il faut s’intéresser à l’évolution de la place du travail dans la vie des gens.
Pendant longtemps, la plupart des gens travaillaient pour gagner sa vie. Pendant la période de croissance de l’après guerre, travailler avait un sens : par le travail on accédait à une meilleure vie. Les choses sont moins certaines aujourd’hui.
Le rapport moral au travail était aussi différent. S’oublier dans son travail, sacrifier une partie de sa vie à sa carrière était socialement valorisé.
Enfin, le rapport de chacun au travail a changé. Pendant les années de l’économie industrielle de l’après-guerre (jusque dans les années 70), le travail avait une dimension collective (nouvelles protections collectives, développement du syndicalisme, socialisation par l’appartenance à l’entreprise). Dans les années 80, la société de consommation a développé l’individualisme, état dans lequel le regard extérieur est déterminant dans le sens que l’on donne à sa vie. En réaction, aujourd’hui, l’individuation (le fait de devenir de plus en plus soi-même) prend de la place. L’épanouissement est une ambition légitime, en particulier dans les jeunes générations.
Ainsi on ne travaille plus uniquement pour gagner sa vie, mais pour s’épanouir. On était workholic, on devient lifeholic. Entre carrière et épanouissement personnel, de plus en plus les gens arbitrent en faveur de leur épanouissement. Indice marquant : il est de plus en plus difficile de convaincre les employés de devenir gestionnaires.
Connaissez vous les mompreneurs ? Elles illustrent parfaitement cette tendance.
Ce sont de jeunes mères qui décident de quitter leur emploi pour partir en affaires. Elles veulent redevenir maîtresses de leurs destins, de leurs horaires et mieux concilier leur vie professionnelle avec leur vie familiale. Souvent, mais pas toujours, elles gagnent moins que dans leur ancien poste, leurs perspectives de carrière sont moins évidentes, mais elles font le choix de l’épanouissement personnel. Selon Valérie Froger qui a écrit un livre sur le sujet, elles seraient plus de cinq millions aux États-Unis et huit cent mille au Canada. Il faut savoir qu’au Canada, trois PME sur cinq sont créées par des femmes, dont 80 % sont des mères.
Les nouveaux itinérants, sans entreprises fixes
Pendant longtemps on pouvait passer sa vie professionnelle dans la même entreprise, et parfois dans le même métier. Cette réalité est aujourd’hui transformée. Aucune entreprise ne peut plus garantir un emploi à vie : parce que les aléas économiques et parce que personne ne sait ce que seront les métiers dans 10 ans. Les outils que nous utiliserons n’ont pour une bonne part pas encore été inventés. Nous savons tous que nous exercerons plusieurs métiers dans notre vie.
Ce que les entreprises peuvent promettre c’est de créer un contexte qui permet le développement de l’individu, qui assure son employabilité (le fait qu’il ou elle continue à avoir de la valeur sur le marché professionnel). Cela change radicalement la vision de la carrière. La fidélité, le dévouement à une organisation en échange de la sécurité de l’emploi c’est fini. Le contrat de carrière c’est un engagement de l’individu en échange d’opportunités d’épanouissement. Dans certaines entreprises, Danone pendant longtemps par exemple, les gestionnaires avaient pour objectif de former et d’exporter des talents (ils étaient évalués sur ce critère dans leurs objectifs annuels). Certaines entreprises se voient comme des écoles : elles attirent les meilleurs, les forment, utilisent leur énergie et leur engagement et puis un jour beaucoup partent (ex. P&G, GE, Danone, L’Oréal, etc.).
Nous passons d’une entreprise à vie à plusieurs en entreprises : la même si elle nous permet de nous renouveler, ou plusieurs.
La carrière buissonnière
Alors comment gérer les carrières dans ce contexte ? L’impact pour les gens de ressources humaines est majeur. Pendant longtemps les gens subissaient les choix des entreprises. Ils étaient mutés, on leur proposait des promotions qu’ils ne pouvaient pas refuser, etc. Aujourd’hui ils se révoltent. Voyez comme il est difficile dans certaines entreprises de trouver des employés qui veulent passer gestionnaires : beaucoup de troubles pour pas grand chose. Dans le futur parce que les entreprises auront de plus en plus besoin de talents pour réussir, cette dépendance va continuer à se réduire, les employés vont reprendre du pouvoir.
Permettre aux individus de se comprendre, les aider à défricher leurs chemins de vie et de carrière.
- Certaines entreprises mettent en place des entretiens de carrière différents de l’entretien d’évaluation de la performance afin de permettre aux gestionnaires de comprendre les projets de vie de leurs employés et de les aider dans ce cheminement.
- Le mentorat, interne à l’organisation, ou externe est aussi un moyen de réfléchir aux tortueux chemins de l’épanouissement personnel dans le travail. Chez Bombardier par exemple il existe un programme de mentorat. Il est volontaire et permet de travailler sur ce que l’on appelle dans le jargon RH les savoir-être.
- Zappos a aussi engagé un « coach de vie » à temps plein qui aide les employés à se fixer des objectifs et des stratégies de développement personnel et à mieux gérer l’équilibre vie privée – vie professionnelle.
- On voit aussi les organisations qui se soucient d’accompagner les employés à des moments clés de leur vie. Aujourd’hui cela commence à se faire par des formations à la retraite. Dans le futur cela touchera à mon avis d’autres aspects clés : devenir parent, etc.
Permettre aux employés d’essayer des choses différentes
Par exemple chez Zappos : Le processus de gestion de carrière est à la fois très structuré et très souple. Il intègre les aspirations des individus. Un processus est très significatif. Les personnes qui changent de départements ont une période d’essai de six mois durant laquelle ils peuvent décider de retourner dans leur poste d’origine s’ils ne s’y plaisent pas.
La participation à des groupes transversaux qui travaillent sur des sujets spécifiques est un moyen dans les grandes entreprises d’amener les individus à se rencontrer, et à voir ce qui se passe ailleurs.
Multiplier les chemins de traverse
La linéarité des carrières est morte. Pour s’épanouir les individus auront des parcours de plus en plus chaotiques, alternant des phases de travail intense, de retour aux études, des moments d’implication dans la vie familiale, voire d’expérimentation pro-perso. Certains signes montrent que c’est déjà commencé.
- A l’université Laval où j’étudie on assiste par exemple à une explosion des formations de perfectionnement professionnel. Desjardins a par exemple un programme qui permet à certains de ses employés de poursuivre leurs études : certificats, MBA, etc.
- La priorité à l’implication familiale s’impose peu à peu dans la gestion des employés. Les congés parentaux se développent. Autre exemple, la banque TD donne jusqu’à huit semaines de congé sans solde aux employés qui doivent prendre soin d’un membre de leur famille gravement malade.
- Les années sabbatiques sont aujourd’hui plus fréquentes. Certaines entreprises accompagnent même leurs employés qui souhaitent profiter de ce moment pour créer une entreprise.
- Les employés de TD peuvent utiliser des congés payés pour faire du bénévolat dans la collectivité pendant les heures de travail normales. Plus fort chez Patagonia les employés ont la possibilité de passer jusqu’à deux mois par année dans un organisme écologique à but non lucratif de leur choix, et ce, tout en gardant leur salaire courant et leurs avantages sociaux
Conclusion : Pour des entreprises, gérer ces cheminements très individualisés est une difficulté importante.
Mais elles n’ont pas le choix si elles veulent susciter l’engagement de leurs employés. Les individus ne se sacrifieront plus pour leur carrière. Ils arbitreront de plus en plus en faveur de l’épanouissement qui passe par un éclatement des carrières.
Elles ont aussi beaucoup à y gagner : des gens plus engagés, plus motivés, riches de nouveaux regards, de nouvelles idées, de nouveaux réseaux. Cela fait aussi évoluer le rôle du gestionnaire. Dans son rôle de jardinier que nous évoquions lors de la dernière chronique, il a pour mission d’aider l’employé à y voir clair dans ses questionnements sur sa carrière et de l’accompagner dans le débroussaillage des chemins de traverse de la carrière buissonnière.
mercredi 7 décembre 2011
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