mardi 20 décembre 2011

Promesses et désillusions

Chronique 6 pour l'émission de Dominique Poirier "L'après midi porte conseil" sur les ondes de Radio Canada.

Ma série de chronique a regardé l’évolution du travail avec beaucoup d’optimisme. Je voudrais pour conclure cette série avoir un regard plus critique. J’ai énoncé plusieurs promesses, qui entraînent quelques désillusions dans la réalité socio-économique actuelle. Il pourrait sembler que j’ai survendu trois sujets :
- L’économie de la connaissance
- Les emplois de qualité
- L’épanouissement personnel au travail.
Pourtant ma conclusion sera une réaffirmation d’une vision optimiste.


1. L’économie de la connaissance ne protège pas des délocalisations

Nous avons basculé dans une économie de la connaissance, une économie post-industrielle dans laquelle l’activité économique repose essentiellement sur la circulation et le traitement de l’information et de la connaissance : le passage de la chaîne de montage à l’ordinateur ou de l’industrie au service en quelque sorte.
La vision traditionnelle est que dans la répartition mondiale du travail, les pays occidentaux ont une longueur d’avance en matière en la matière : de meilleures universités, plus de brevets, d’innovation, de produits haut de gamme, etc. Et pour éviter les délocalisations d’emplois vers des pays à moindres coûts du travail, il faudrait créer des emplois à forte valeur-ajoutée et à haut niveau de diplôme.

La promesse : un travail à forte valeur-ajoutée, à haut niveau de diplômes est un incontournable dans l’économie du futur. Ce n’est pas faux. Mais l’équation est incomplète.
Robert Reich, universitaire, secrétaire du travail de Clinton entre 92 et 97, introduit une variable supplémentaire : la technologie. Prenons l’exemple d’un hôpital. Si l’on suit la logique de l’économie de la connaissance, les métiers les moins à risques seraient ceux à plus forte valeur-ajoutée, donc les chirurgiens. Or avec le développement de la télémédecine, ce sont justement ceux qui sont délocalisables, alors que l’on aura toujours besoin des infirmières et des préposés auprès des patients. Dans le domaine du droit, plusieurs entreprises en Inde proposent de rédiger les contrats pour des entreprises américaines. La commande est envoyée le soir, les indiens travaillent pendant la nuit (avec le décalage horaire) et quand les Américains rentrent au bureau le contrat est prêt. En revanche on a toujours besoin de la femme de ménage qui nettoie les bureaux pendant la nuit.
Donc première désillusion, ce n’est pas le cas dans tous les métiers, mais avoir un métier à haute valeur-ajoutée ne garantit pas la pérennité. Le progrès technologique redistribue les cartes.


2. On promettait les emplois de qualité et on a les emplois atypiques

Un des mythes de l’économie de la connaissance est qu’elle génère des emplois de qualité. Ce n’est pas faux. Mais par pour tout le monde. En fait on voit à travers de multiples indicateurs un écart se creuser entre une population d’inclus, techno, diplômés, ouverts sur le monde, et une population au service de ces emplois.
Autre caractéristique, une part croissante des emplois créés sont atypiques : temps partiel, travailleurs autonomes. Au Québec, ils représentaient 16,7% en 1976 contre 37% en 2009 selon l’Institut de la statistique du Québec. Evidemment cela peut être un choix, mais pour beaucoup le temps partiel est subi, le choix du travail autonome est lié à l’incapacité à trouver un travail salarié. Cette situation touche particulièrement les femmes. Cette évolution est un des facteurs qui explique les tensions sur la classe moyenne. Une statistique, en 2006 40% des travailleurs montréalais gagnaient moins de 20 000 $ par an.

Tout en bas de l’ordre social, pour reprendre l’expression marxiste, il y a le sous-prolériat, le lumpenproletariat. Nous les connaissons tous, ils font le ménage, servent dans les cafétérias en bas des tours à bureaux, livrent des colis, etc. C’est parmi eux que l’on trouve des travailleurs pauvres qui ont plusieurs emplois, à temps partiel pour essayer de joindre les deux bouts. Aux Etats-Unis en 2010, selon le Census Bureau, 21 millions de personnes vivent dans des familles de travailleurs pauvres. Selon la théorie marxiste le sous-prolétariat n’a ni conscience de classe, ni conscience politique. Dit avec des mots d’aujourd’hui cela veut dire qu’ils n’ont pas de revendications collectives, pas de syndicats et qu’ils ne votent pas. On ne les entend pas. Ils ont manqué le train du travail moderne.


3. On promet l’épanouissement personnel et on a le stress et la dépression

Autre promesse que j’ai largement diffusée au cours des cinq premières chroniques. Le travail sera de plus en plus un espace d’épanouissement personnel. Or que constate-t-on ?
Le mal-être au travail se développe si l’on prend comme indicateurs le stress au travail.
L’OCDE vient juste de publier un rapport intitulé : « Mal être au travail ? Mythes et réalités sur la santé mentale au travail ». Elle estime que le coût est de l’ordre de 3% à 4% du produit intérieur brut dans l’Union Européenne. L’OCDE estime qu’une pension d’invalidité sur trois dans certains pays, un sur deux est motivée par des problèmes mentaux, un chiffre en augmentation. Au Canada, le stress et les problèmes de santé mentale représentent 40 % des demandes d’invalidité au long terme. Chez les travailleurs temporaires et chez les salariés les moins qualifiés l’impact est encore plus important.

Le mal-être au travail n’est pas nouveau. Cependant les sociologues du travail constatent une évolution forte. Dans l’économie industrielle, dans les usines où l’organisation du travail était conçue pour que l’esprit puisse s’échapper pendant que les bras s’activaient dans des tâches répétitives et monotones et où l’individu n’avait pas de pouvoir de décision, les maladies mentales étaient liées à un clivage entre corps et esprit : abrutissement, la peur de l’autorité, etc.
Dans le monde du travail actuel, c’est nous l’avons abordé à plusieurs reprises dans ces chroniques, l’individu dans son intégralité (sa tête, ses bras, son cœur) qui est mobilisé. On a besoin de lui au complet pour qu’il puisse réussir sa tâche. L’ouvrier de demain sur sa chaîne de production sera polyvalent, membre d’équipe autonomes, innovacteur. Il l’est déjà dans les entreprises les plus performantes. Dès lors il n’a pas d’espace pour protéger son individualité. Il est totalement impliqué dans son travail. Toute critique, toute non performance, toute remise en question, le touche au plus profond de lui. Pour ceux qui ne peuvent résister, qui ont peur de ne pas être à la hauteur, le burn-out et la dépression sont au bout. Et cela peut aller jusqu'au suicide.
L’épanouissement personnel est-il une fausse promesse du futur du travail ?


4. Alors que faire ?

Un fossé qui se creuse entre les inclus et les autres (et des travailleurs pauvres qui partent à la dérive), entre les bons emplois et les emplois aliénants, et un travail qui pour beaucoup n’est pas épanouissant, mais stressant, angoissant, voire destructeur. Alors que faire ? La vision positive du travail que j’ai essayé de présenter pendant cinq chroniques, basée sur des études sérieuses et des expériences d’entreprises à succès, est-elle une imposture ? Au contraire.
Pour s’inscrire dans la division internationale du travail et créer des emplois à forte valeur-ajoutée, non délocalisables et épanouissant, il est nécessaire de miser sur la formation initiale et tout au long de la vie. Apprendre, se développer fera de plus en plus partie de la carrière. Ainsi au Danemark, le concept de flexsécurité qui inspire plusieurs pays européens, est basé sur une facilité à licencier pour les entreprises, un dialogue développé entre entreprises et syndicats forts, une prise en charge des salariés par l’Etat dans des conditions avantageuses pour ne pas qu’il y ait une rupture de salaire et des incitations à se former pour reprendre un emploi. Cette logique accompagne les mutations économiques, ce que l’on appelle la destruction créatrice qui est le moteur de l’économie de marché. (Au Danemark la durée moyenne dans une même entreprise est de 7 ans). Les modes d’apprentissage doivent aussi évoluer en s’appuyant, en particulier, sur de nouveaux outils.
Pour créer de la valeur ajoutée, générer de la productivité, et justifier l’écart de salaires avec les pays à faible coût de main d’œuvre, il faut miser sur l’innovation, pour exporter des produits, des savoir-faire, des services, ou des brevets qu’on ne trouve pas ailleurs. Cela suppose de mobiliser l’énergie de chacun, de faire de chaque employé un innovacteur qui propose de nouvelles idées, essaye de nouvelles choses. C’est une évolution assez fondamentale du mode de gestion dans les organisations.
Pour que cela soit possible, il faut que les individus soient bien dans leurs têtes. Le bonheur au travail sera un levier de performance dans le futur. Les entreprises seront de plus en plus responsables de créer un environnement qui permet aux individus de s’épanouir, ce qui suppose de mettre à leur disposition des outils de développement personnel (coach de vie, mentorat, etc.). Par exemple British Telecom a fait de l’état mental et du bien-être des employés un critère dans l’appréciation des gestionnaires.


Nous sommes en train de vivre cette mutation. Les choses sont plus avancées dans certaines organisations. Mais des tendances lourdes se dégagent. Il n’y a pas, à mon avis, d’autre voie de réussite économique que d’imaginer des organisations du travail qui en font un lieu d’épanouissement personnel, avec la complexité que cela suppose, puisque chacun est différent.

Il restera une catégorie d’exclus, ceux qui ne peuvent embarquer. La prise en charge de cette population est une question politique : c’est une question de vivre ensemble. Mais cela ne remet pas en question ma vision optimiste de l’avenir du travail.

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