Autour d’une bière ce soir, discussion avec Philip Boumansour, un jeune entrepreneur de talent de Québec autour des conditions de réussite de son entreprise de services web. Ces échanges houblonnés recoupent une expérience personnelle récente et des observations faites dans le cadre de mes recherches de doctorat. Triangulation de vendredi soir justifie partage.
Je m’intéresse dans cette analyse à des entreprises particulières : les jeunes pousses sur des marchés du savoir (haute-technologie, web, graphistes, consultants, etc.). Je me concentre sur les capacités de production (j'exclus la vente, la gestion financière, et autres).
L’exercice revient à positionner trois types de capacités stratégiques dans les premières phases du cycle de vie de l’entreprise. Dans ce but, et ne reculant devant aucun bricolage, je propose une matrice dont les deux axes sont les suivants :
- Intérêt qui prime dans la décision : la satisfaction du client ou l’entreprise (sa marge, sa productivité, sa performance opérationnelle, la fin de semaine en amoureux du patron, etc.)
- Facteur de motivation des acteurs : l’efficacité du projet (l’atteinte efficiente des objectifs, si je vous jure il y en a que cela motive) ou le développement du contenu (le décollage conceptuel, l’éclate technologique, l’orgie créative)
1ère étape : L’innovation produit
Dans un premier temps, la jeune pousse se concentre sur le développement de son produit. Le succès repose sur la créativité, la compétence et l’astuce de quelques créatifs et techniciens. Le plus souvent le fondateur est l’un d’eux. Il est d’ailleurs impliqué dans tout : le démarchage, le développement technologique et la gestion. Cette fine équipe, qui ne compte pas ses heures, est animée par la volonté de créer, d’inventer quelque chose de nouveau. C’est leur passion et leur compétence qui créent la différence et intéressent les premiers clients. Ces derniers aident à faire évoluer le produit et à en financer le développement. Leur satisfaction est un facteur clé dans la réalisation de ces premiers projets.
L’hypothèse est que dans cette phase la capacité stratégique clé repose sur les créatifs techniciens qui élaborent le produit sur lequel va reposer la différenciation sur le marché.
2ème étape : La prise de parts de marché
Imaginons que le produit soit différent. Le démarchage est fructueux. Les commandes rentrent. La structure artisanale de la première étape ne suffit pas. Une spécialisation s’effectue. Les tâches dans le processus de production sont segmentées. Cela permet d’améliorer la productivité et la qualité. Puisque le client n’a plus l’artisan d’origine comme interlocuteur unique, un poste est créé, celui de gestionnaire de projet, qui fait l’interface entre le client et les différents spécialistes.
L’objectif stratégique dans cette phase est de prendre des parts de marché rapidement pour installer un standard et obtenir un ROI rapide dans un secteur où les technologies sont vite désuètes. La satisfaction du client prime. C’est ce qui anime les gestionnaires de projet lesquels sont aussi des « tripeux » de contenu ou de technologie. C’est d’ailleurs pour cela qu’on les a choisis, afin qu’ils comprennent le produit et puissent échanger avec les créatifs-techniciens. D’un point de vue humain, c’est aussi leur seule chance de s’intégrer à l’équipe.
A ce stade, les entreprises sont souvent prêtes à sacrifier de la profitabilité au développement des parts de marché. Elles n’ont d’ailleurs pas de comptabilité par projet.
L’hypothèse est que dans cette phase la capacité stratégique clé repose toujours sur les créatifs et techniciens. Car c’est la qualité du produit qui permet de s’imposer sur les marchés.
3ème étape : La croissance
Tout va bien. Le produit fait la différence. La croissance est là. Plusieurs personnes ont été embauchées pour mener plusieurs projets en parallèle.
Pourtant à partir d’un certain seuil, des alertes se mettent à clignoter : les clients commencent à se plaindre des délais, voire de la qualité. Tout le monde est dans le jus. On improvise, on patche, on se débrouille, on travaille tard. Trop de projets, tous différents. La capitalisation des connaissances n’est pas optimale : on recommence les mêmes erreurs. Un projet prend du retard et c’est le bordel dans la production. Ca râle. Ca s’engueule. Ca se demande comment les autres font pour gérer. Un client veut un projet à court terme : « Bonne nouvelle, on va pouvoir monter le budget. » « Bon sang de vendeurs. Ils ne vérifient jamais rien. ! » Est-on capable de livrer dans les temps ? Et puis quels impacts sur les autres projets ?
Et là, mesdames et messieurs, devant vos yeux incrédules, une crise de croissance.
L’entreprise passe d’une étape de spécialisation à une étape de gestion de portefeuille de projets. Une nouvelle capacité stratégique s’impose: la coordination d’un portefeuille de projets axée sur l’efficience du projet et la préservation des intérêts de l’entreprise, notamment la marge de chacun des projets. Cette capacité ne peut pas être assumée par les gestionnaires de projet. Ceux-ci doivent se concentrer dans leurs projets respectifs sur la gestion de la relation contenu avec les clients et sur la gestion avec les créatifs et techniciens.
L’hypothèse est que la maîtrise de la coordination du portefeuille projets est la capacité clé pour réussir. Car c’est la capacité à assurer la profitabilité et la qualité des produits qui créent les conditions de la croissance.
Coordonnateur et gestionnaires de projets incarnent une dualité nécessaire à la croissance des entreprises technologiques : la passion du contenu, la rigueur de la gestion. Pour se laisser envoûter par les sirènes de la passion, beaucoup des jeunes entreprises qui commencent à réussir se brisent sur les écueils de la croissance. Jeunes entrepreneurs web, vous vous y retrouvez ?
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