samedi 15 août 2009

Crocs et Fitflops : le miroir piégé aux alouettes

Alors voilà, Crocs est au bord de la faillite. L’an dernier l’entreprise a perdu 185 millions de dollars et licencié un tiers de ses effectifs (contre un bénéfice de 200 millions en 2006). Au deuxième trimestre 2009, les ventes ont chuté de 11% et le troisième trimestre s’annonce encore moins bon.

Un beau plantage stratégique. Je ne connais pas précisément cette entreprise. Mais en y réfléchissant un peu, il y a quelque chose de prévisible dans ce naufrage. Et pourtant toutes les décisions stratégiques peuvent paraître rationnelles.

1.Une innovation technologique : un procédé de moulage qui permet de fabriquer des chaussures en plastique moulé antibactérien.
2.La vente à des investisseurs américains qui ont les ressources financières et les compétences pour exploiter le filon en élargissant le marché du médical au grand public.
3.Une stratégie marketing brillante qui réussit à créer la mode. Et des petits clous à enfoncer dans les chaussures qui doivent générer une marge indécente.
4.Un triomphe, les Crocs se vendent comme des petits pains. L’entreprise se dit alors qu’elle tient un filon et décide, c’est logique, de diversifier son offre de chaussures : des modèles variés, plus esthétiques, pour séduire une nouvelle clientèle et multiplier les ventes chez ses clients fidèles (car les Crocs sont solides et on n’en change pas fréquemment). En sept ans 100 millions de paires sont vendues.
5.En 2006 l’entreprise est introduite en bourse. Normal : les résultats sont là et l’entreprise doit avoir besoin d’argent frais pour assurer son développement.
6.En 2008 les premières difficultés. La réaction classique : pas de réflexion de fond sur l’offre et le positionnement mais des licenciements et une délocalisation en Chine pour baisser les coûts.
7.2009 : ça sent le sapin.

Fonction et mode : les avantages distinctifs des Crocs.

Les crocs ont deux avantages produit certains : le premier est fonctionnel, le second est lié à la mode. Les Crocs sont antibactériennes et lavables à la machine. Ces caractéristiques sont distinctives. On peut les acheter pour des raisons fonctionnelles. Cet avantage est durable. On peut avoir toujours besoin de ce type de chaussures.
La seconde distinction est liée à un design ignoble mais marquant est lié à la mode. Pour des raisons qui tiennent en partie à la compétence de l’équipe de marketing et pour beaucoup au coup de chance, la mode s’en est emparée. Mais cet avantage est peu durable. Il dure ce que durent les modes, l’espace de quelques années, le temps de faire le tour de la planète.
En fait, le succès monstre de Crocs depuis quelques années repose à mon avis sur un coup de chance, un effet de mode, qu’elle ne maîtrise pas vraiment.

Certaines marques comme Mephisto ou Geox ont bâti leur succès en capitalisant patiemment sur un avantage concurrentiel de type fonctionnel, en créant des lignes qui peu à peu se mettaient à suivre la mode, mais ne sont jamais la mode.

Au contraire Crocs a cédé au miroir aux alouettes du succès de mode.

Le miroir piégé aux alouettes.
Quelques hypothèses sur la réflexion stratégique de Crocs (que je n’ai jamais eu en main, donc je suis peut-être complètement hors sujet).

- Toute réflexion stratégique doit se structurer à partir de ce qui constitue l’avantage concurrentiel. Dans le cas de Crocs il est de deux natures : un avantage fonctionnel durable et un avantage lié à la mode. Il paraît évident que celui sur lequel repose le succès durable est le premier. Essayer de rester à la mode quand on est Crocs est perdu d’avance.

- En diversifiant son offre, Crocs commet deux erreurs importantes : une erreur produit et une erreur de chaîne de valeur.
L’erreur produit : Ses autres produits ne démontrent pas tous le même avantage fonctionnel. D’autre part, ils ne peuvent pas être à la mode. Ce qui était à la mode c’était le sabot Crocs, pas la marque Crocs. Diversifier une marque si jeune, avec des produits si laids et si chers est une décision étrange.
L’erreur dans la chaîne de valeur : La diversification consomme beaucoup de ressources. Elle complexifie la chaîne de valeur : du design à la distribution. Les magasins doivent être plus grands, les stocks plus importants, etc. Elle a un coût. Et je serais curieux de connaître la part de ces produits dans les ventes totales.

- Ces erreurs sont le fruit d’une myopie stratégique. Un premier biais est cognitif : Il est difficile d’admettre que l’on a réussi par chance, que l’on ne maîtrise pas tout sur un marché. La contrepartie est angoissante : ce n’est pas parce que vous prenez les bonnes décisions que le marché va réagir favorablement. Un autre biais est organisationnel : tout le monde dans l’organisation a intérêt à expliquer qu’ils ont maîtrisé le succès, que leurs décisions en sont à l’origine. En 2006 quand l’entrée en bourse est un triomphe, essayez d’être celui qui annonce que ce n’est peut-être pas la bonne stratégie.

Alors qu’aurait pu faire Crocs ?
Personnellement, je reste convaincu que pour réussir durablement il faut bien cerner son avantage concurrentiel et s’y tenir.
Crocs aurait eu intérêt à rester focussé sur l’exploitation de son avantage fonctionnel et à utiliser le succès de mode comme une aubaine. Dit autrement : limiter la diversification, utiliser le cash généré par le succès de mode pour investir dans le sabot (et quelques déclinaisons) pour l’installer durablement (en se disant que la mode va passer et qu’il ne faut pas s’emballer et se prendre pour un autre). Converse par exemple a basé son succès sur un modèle de base qui a un succès régulier et revient à la mode périodiquement.

Tout en conservant son positionnement grand public, je pense que Crocs aurait intérêt à concentrer ses efforts sur certains marchés spécifiques où l’avantage fonctionnel pourrait être exploité pleinement : tous les domaines collectifs où l’hygiène est importante (la santé, l’éducation, les maisons de retraite, etc.). Cela peut supposer des efforts de mise en marché différents : force de vente dédiée, signature d’accord de fourniture pour des établissements, efforts sur les prix, etc. C’est certes moins sexy, moins glamour, les photos sont moins belles dans le CV du PDG, mais à mon avis, c’est beaucoup plus durable.

Les Fitflops, les prochaines victimes ?
D’ailleurs depuis deux ans, les Fitflops font un triomphe (2 millions de paires vendues en 2008). Avec leurs semelles en trois parties qui créent des micro-déséquilibres, elles obligent les muscles à travailler. Elles ont donc un avantage fonctionnel.
Cèderont-elles au piège du succès de mode ou sauront-elles gérer avec clairvoyance leur avantage fonctionnel pour s’installer dans la durée ?

Réponse dans deux ans.

mardi 11 août 2009

Contrition, éveil et amnésie

Autre impression en lisant le numéro de juillet-août de la Harvard Business Review : nous vivons un temps d’éternel retour. C’est incroyable tout ce que les patrons redécouvrent depuis quelques mois. Plusieurs hypothèses s’offrent à nous :
1.les choses étaient bien cachées
2.ils regardaient ailleurs,
3.ils nous jouent la veuve éplorée qui attend la fin de l’enterrement pour rejoindre son amant.
Personnellement je mise sur la troisième. Et je m’explique.

Le grand patron redécouvre la fin de l’économie rationnelle
Figurez-vous que nous arrivons à la fin de l’économie rationnelle. (Ariely, « The end of rational economics », HBR, 78-84). Rappelons, pour ceux qui dormaient dans le fond, qu’Herbert Simon a reçu en 1978 le prix Nobel pour ses travaux sur la rationalité limitée des acteurs. Citons l’ouvrage de Taleb : « le cygne noir », qui analyse les limites de la capacité des modèles à prévoir le futur. Bref, la pensée magique des décideurs a quelque chose de vraiment inquiétant. Pour moi, elle révèle les limites de leur pouvoir à agir, et l’hypertrophie de leurs égos et de leurs fantasmes de toute-puissance. D’un point de vue organisationel : déléguez, responsabilisez à tous les niveaux de l’organisation, créez des zones d’expérimentation. Prenez conscience de vos limites, de vos besoins personnels, et les choses pourraient aller mieux (c’est ce que conseille l’article de Heifetz, Grashow et Linsky, « Leadership in a (permanent) crisis », HBR, 62-69).

Le grand patron redécouvre le rôle régulateur de l’Etat (comme ça l’arrange)
J’aimerais croire que l’ère Reagan-Thatcher est derrière nous. Mais je garde une petite gêne quand je vois comment l’article de Reich, « Government in your business », HBR, 94-99, voit le rôle de l’Etat. Selon lui, la période de régulation qui vient sera très différente de la précédente. Finie le command and control. L’Etat devra persuader (coax) et non restreindre (curb). La dynamique propre du marché amènera les entreprises à aller vers des comportements vertueux. A l’œuvre cela donne par exemple les bonus de Goldman-Sachs ou de la BNP, le remboursement des prêts par les banques américaines qui souhaitent se débarrasser de la tutelle de l’Etat. Rappelons que lors du G20, il était demandé aux établissements financiers de mettre en place des modes de rémunération qui n’incitaient pas à la prise de risque. Voilà qui pourrait amener un esprit chagrin, (et rétrograde) à douter de la capacité de conviction des Etats. Et l’esprit chagrin de penser que tant qu’il n’y aura pas d’instance de régulation pour taper sur la table et coller des baffes, la récréation risque de continuer.

Le grand patron redécouvre ses parties prenantes
« CEOs are rediscovering stakeholder capitalism, respecting the needs not just of investors but also of customers, employees and suppliers” (Pfeffer, “Shareholders first? Not so fast…”, HBR, 90-91). Ils redécouvrent quoi ? Alors là je ne sais plus quoi dire. Cette affirmation donne une étendue de la crise du capitalisme réel. J’ai quand même l’impression que l’on se fout un peu du monde.

Acte de contrition, éveil et amnésie
Evidemment tout cela est à nuancer. La HBR fait son marketing, cherche des titres accrocheurs. Et les institutions financières sont très vertueuses. Cependant la HBR est quand même un bon indicateur de l'air du temps. Je prends donc la tendance qui se dégage de ce numéro au sérieux.
Et j’ai quand même l’impression que cet éveil du monde des affaires à ces principes (l'équilibre des parties prenantes, l'incertitude, l'irrationalité des décisions, etc.) est un préalable à une crise d’amnésie. Il suffit d’ailleurs de regarder ce qui se passe pour constater qu’elle est déjà à l’œuvre. Selon plusieurs analystes la prochaine est déjà là : l’économie verte. Selon plusieurs acteurs du monde de la finance tout recommence comme avant, une main sur le cœur, l’autre dans le pot de confiture. Il suffit de constater le retour de bonus record.

Alors quoi ? La révolution ? Non la politique !

lundi 3 août 2009

Sortir de la crise selon la Harvard Business Review

Le numéro de juillet – août de la Harvard Business Review est très intéressant à plus d’un titre.

Depuis quelques mois plusieurs articles de cette revue portaient sur la gestion en temps de crise, avec des contributions vraiment utiles, en particulier en ce qui concerne les stratégies marketing. J’avais prévu quelques synthèses pour ce blogue, j’ai commencé à les écrire. Mais il semble que la crise, au minimum la Harvard Business Review, vont plus vite que moi, car :

La crise est finie
La HBR nous l’annonce dans son « special issue » de l’été 2009 et attire notre attention sur les nouvelles règles du jeu dans cette après-crise. Je cite : “As we begin to emerge from a worldwide economic collapse, it will critical that business leaders understand what the new norms are” (p. 43). L’optimisme et la capacité de cette nation à rebondir sont étonnants.
Cependant constatons que les lecteurs sont moins optimistes. Selon un sondage auprès de 1213 lecteurs appartenant au HBR Advisory Council, 19% considèrent que les Etats-Unis sortiront de la crise en 2011 ou plus tard, 24% fin 2010, 26% au milieu de 2010, 21% au début de 2010 et 10% fin 2009.

Les choses changent
Plusieurs articles explorent les nouvelles règles du jeu de cet après-crise.
Un premier article de Beinhocker et Davis fait le point sur 10 tendances.

En hausse :

- Le besoin de créer la confiance : dans un contexte de crise, le besoin de confiance est un facteur clé de succès. Cependant il s’agit de développer d’intégrer l’ensemble des parties prenantes dans cette démarche. Et les auteurs de constater que les Etats-Unis et l’Angleterre sont en retard dans cette dynamique.
L’article de Pfeffer, « Shareholders first ? Not so fast… », souligne que les dirigeants redécouvrent le besoin d’intégrer les besoins l’ensemble des parties prenantes (clients, employés, fournisseurs) plutôt que de chercher à privilégier la confiance des seuls actionnaires. Il pose la question : « Why should past labor (capital) receive so much preference over current labor (employees) ? ». Remarquons que Pfeffer ne fait pas mention de la société dans son ensemble dans sa liste des parties prenantes.

- Un rôle croissant pour les gouvernements en matière de soutien des entreprises en difficulté, de régulation, etc. Cependant la hausse des déficits combinée à un vieillissement de la population laisse envisager des lendemains difficiles.
Reich dans son article « Goverment in your business », souligne que cette forme de régulation prendra des formes nouvelles : moins contraignante (« moins command and control »), mais plutôt orientée vers une promotion des comportements désirés et la mise en place d’incitations qui orientent le marché (dont la bourse du carbone est un exemple).

- Le changement de l’équilibre mondial en matière de consommation : moins de consommation aux Etats-Unis, un basculement vers l’Asie (Chine, Inde et autres pays émergents). Conclusion : une croissance de la consommation mondiale qui va ralentir, une croissance des marchés émergents, un vieillissement des consommateurs (même en Chine) et un défi : comment répondre aux attentes en hausse de clients qui ont moins de budget.

- Restructuration des industries et nouveaux modèles d'affaires : avec la crise les opportunités de restructuration d’un secteur d’activité sont nombreuses. Certains secteurs voient une consolidation (voir par exemple le secteur pharmaceutique, ou l’automobile). D’autres secteurs s’appuient au contraire sur un développement en réseau (voir par exemple l’électronique). Pour les auteurs peu de secteurs resteront inchangés, et la crise apparaît comme un accélérateur de transformation des modèles d’affaires. Tout chef d’entreprise devrait se poser ces questions, pour éviter d’être déclassé lors de la reprise.

- La remise en question de la stabilité des prix. La phase de stabilité des prix est finie. Nous entrons dans une ère d’instabilité des prix : coût des matières premières, tendances macro-économiques à la déflation ou à l’inflation. L’impact pour une entreprise est de chercher à maintenir de la flexibilité dans la structure de ses prix, de rester prudent en ce qui concerne des engagements à long terme sur les prix et de lier autant que possible le prix de vente au coût des intrants. Cela donne une importance stratégique à la fonction achats et à son intervention dans la fixation des prix.

Stable :

- La hausse des matières premières : certes la crise a inversé la tendance haussière des matières premières. Mais ce n’est qu’un répit. Avec le retour de la croissance, retour de la hausse.

- La science managériale : les modèles mathématiques ont montré leurs limites pendant la crise. Est-ce la fin d’une vision du management comme une science dure ? Pas pantoute. La solution est de sophistiquer les modèles, en particulier en approfondissant les dimensions plus qualitatives pour explorer ce qui se passe « inside the black boxes » et prendre en compte de manière plus réaliste de l’impact des comportements humains.
L’article de Ariely, « The end of rational economics », insiste en particulier sur ce point, en soulignant en soulignant que le présupposé selon lequel les clients, les employés et les managers ont des comportements logiques et prévisibles est faux. Et d’explorer les faces sombres du comportement. Sur ce sujet deux livres sont passionnants : « Le cygne noir » de Taleb (Les Belles lettres) et « Sociologie des erreurs persistantes » de Morel (Seuil).

- L’éveil asiatique : Certes l’Asie vit une période de trouble économique important. Cependant la crise a ralenti la croissance économique, mais ne l’a pas éteinte. Les investissements ciblés en Asie resteront pertinents mais nécessiteront plus d’efforts, en choisissant les bons partenaires, en soignant les relations avec les gouvernements, et en adaptant l’offre. Face à des marchés urbains de plus en plus saturés, les marchés des villes moyennes, voire des marchés ruraux ont le plus de potentiel. Il ne faut pas oublier que les géants asiatiques Haier, Chery ou Tata peuvent profiter du souci de pouvoir d’achat des consommateurs occidents pour tirer profit de leur expérience sur des marchés à faible pouvoir d’achat et gagner des parts de marché.

- Les efforts en innovation : contrairement aux investissements en innovation commerciale, les investissements en innovation fondamentale ne se sont pas réduits, et ne devraient pas se réduire. Au contraire, plusieurs études montrent que les entreprises qui ont investi en R&D à contre-cycle durant les récessions ont surperformé lors des reprises (voir par exemple les investissements d’Apple en 2001-2003 en pleine explosion de la bulle Internet). Cependant la rareté des ressources impose une gestion fine du portfolio de projets afin de se recentrer sur les plus prometteurs.

En recul :

- La mondialisation économique : de nombreux pays ont cédé aux sirènes protectionnistes. Entre octobre 2008 et février 2009, les chercheurs ont recensé la mise en œuvre de 47 mesures protectionnistes contre 12 mesures de libéralisation. Conclusion : attention aux stratégies naïves de globalisation de la chaîne de valeur.


Ces articles amènent aussi à un questionnement plus profond, une sorte de gêne. Une sorte d'impression de lendemain de gueule de bois où l'on se dit : on me l'avait bien dit, et je vais changer. Alors que l'on sait très bien que l'on en prendra une autre. J'explorerai cet aspect très bientôt.