jeudi 17 juin 2010

Apple contre le reste du monde (partie 1)

Une phrase lue dans un vieux numéro du mensuel Enjeux Les Echos a attiré mon attention : « Désormais pour tous les Orange, Vodafone ou AT&T de la terre, Apple est le pire des fournisseurs. En installant dans la poche de leurs clients, (…) un iPhone permettant de consommer des services électroniques, Apple s’est surtout enrichi lui-même » (Nokia le dernier atout de l’Europe, David Barroux, Enjeux les Echos, février 2010)
A rapprocher d’une affirmation de Olivier Roussat, DG de Bouygues Telecom : « Nous allons pousser Android à fond »

La phrase est violente. Elle met en évidence un problème stratégique majeur : la répartition de la valeur créée au sein de la chaîne de valeur.
Pour mieux comprendre commençons par analyser les modèles de profit d’Apple et de ses partenaires en aval de la chaîne : les compagnies de Télécom.


1. Le modèle de profit du iPhone d'Apple
Avec son iPhone, Apple génère des revenus de plusieurs façons :

- En vendant son iPhone au grand public
Selon le site iSuppli, le coût de fabrication d’un iPhone est de 172,46$ pour les pièces et de 6,50$ de coûts de fabrication. Le prix de vente public du iPhone est autour de 500$. Apple réalise donc une belle marge sur chaque appareil vendu.

- En vendant son iPhone aux compagnies de téléphone
Les compagnies de télécom offrent le iPhone à prix réduit pour attirer les clients, de 100$ à 200$. Même si Apple leur fait une remise de volume important, Apple génère une marge confortable. Symétriquement, le coup d’acquisition d’un nouveau client pour les compagnies téléphoniques est très élevé (nous y reviendrons).

- En prenant un pourcentage sur les revenus liés à l’utilisation de son iPhone (abonnement et facturation à l’usage)
Apple prend une commission de 25% à 30% des revenus générés chez les compagnies de télécom par l’utilisation du iPhone : abonnements et frais d’utilisation hors forfait. La justification est que l’usage du iPhone génère des consommations nouvelles et des revenus nouveaux pour les compagnies de téléphonie.

- En prenant une commission sur les éléments de contenu à travers iTunes, les applications qui sont créées ou les livres électroniques.
Apple a développé autour du iPhone des plateformes d’accès à du contenu qui augmentent la valeur de l’objet et lui permettent de générer des revenus supplémentaires. Ainsi la commission d’Apple est de 70% sur iTunes, 30% sur Appstore, 30% sur iBook).

Tout cela est évidemment très rentable. Rappelons que la capitalisation boursière vient de dépasser celle de Microsoft, ce qui consacre un basculement d’ère : du fixe au mobile, de l’interface clavier à l’interface naturelle la main, de l’utilisation sérieuse à l’utilisation ludique.


2. Le modèle de profit des compagnies de téléphonie

Voyons à présent le modèle de profit des compagnies de téléphone.

- Les revenus
Les compagnies facturent des abonnements et des coûts liés à l’usage (dépassement de forfaits, etc.). Apple en capte 25% à 30%.
En face de ces revenus, les coûts sont considérables.

- Le coût d’acquisition des nouveaux clients.
Pour attirer des clients, les compagnies de télécom proposent des téléphones à prix réduit. Elles investissent pour proposer les téléphones à ce prix. Ajoutons la publicité, les charges salariales du personnel de vente et le coût d’acquisition des clients se révèle très élevé. Les contrats qui obligent le client à rester plusieurs années permettent à terme un retour sur l’investissement de départ. Mais les lois évoluent, ce type de contrat est de plus en plus combattu. Le risque pour les compagnies de télécom augmente.

- Le coût de mise à niveau des infrastructures.
Les téléphones intelligents consomment énormément de bande passante. Les applications développées sont de plus en plus gourmandes (pensons par exemple que le iPhone4 permettra la vidéoconférence). Les compagnies de télécom doivent donc mettre à niveau leur infrastructure, élargir la bande passante. Les investissements à réaliser sont considérables. SFR par exemple a investi 1,4 milliard d'euros dans son réseau en 2009 (soit 11,6% de son chiffre d'affaires).

On comprend à la comparaison des modèles que les compagnies de télécom ont le sentiment qu’Apple capte l’essentiel de la valeur créée dans la chaîne de valeur qui conduit au client.

La question qui se pose alors est : mais pourquoi se sont-ils laissé imposé cela ? et que peuvent-ils faire ?

Pour réfléchir à la question nous nous appuierons dans la seconde partie sur l'analyse du rapport des forces entre Apple et les compagnies de télécom, dans la plus pure tradition du modèle de Porter des cinq forces de la concurrence.

mardi 1 juin 2010

Le troisième âge du capitalisme

La question d’un déséquilibre croissant dans la répartition de la valeur créée entre actionnaires et salariés est au cœur du débat public depuis quelques années. Le grand oublié des discussions est le client.

J’ai eu l’occasion ces dernières semaines d’animer des groupes de travail chez des clients, en l’occurrence des banques. J’ai ainsi pu échanger avec une centaine de collaborateurs (traduction en Français du Québec : employés) et de managers (gestionnaires) sur leur vision de la situation actuelle de leur entreprise. Au cours de ces discussions, un point m’a frappé : leur sentiment que la recherche de la performance à court terme attribuable aux exigences d’une entreprise cotée en bourse, au durcissement des règles prudentielles, aux besoins de financement d’un groupe en plein développement international et à l’épanchement des pertes de la crise financière. Pour eux l’atteinte de ces objectifs de performance financière à court terme s’est faite au détriment des clients (qui manifestent dans les enquêtes une baisse de la satisfaction) et des salariés (qui ont vu leurs conditions de travail se durcir). Nombreux parmi ceux avec qui j’ai échangé avaient perdu une certaine fierté de leur métier, ce qui a un impact direct sur la motivation, donc l’engagement à long terme. Ce que j’appelle le syndrome Alcatel de « l’entreprise sans usine » de Tchuruk.

Dans un article de la Harvard Business Review de janvier-février 2010, The age of customer capitalism, Roger Martin pose le problème et, plein d’optimisme, annonce un troisième âge du capitalisme. Sa thèse, quelques exemples à l’appui :

Le capitalisme managérial, la première époque du capitalisme débute en 1932. Elle se caractérise par une séparation de la propriété et du management de l’entreprise. La personne du manager professionnel, formé, succède aux héritiers à la tête des entreprises.

Le capitalisme financier, seconde étape du capitalisme, l’objectif devient la maximisation de la valeur pour les actionnaires (dividendes et cours de bourse), GE est le modèle de cette époque. Autre exemple, lorsque Rio Tinto rachète Alcan, son patron dit : "With our attractive cost position, strong technology portfolio, complementary refining and smelting assets, and a strong growth pipeline, Rio Tinto Alcan's mission is to create maximum sustainable value for Rio Tinto shareholders and to fulfil our mutual commitments to all of our stakeholders”. La mission de la nouvelle entreprise est de maximiser la valeur crée pour les actionnaires. Le client, les produits ne sont pas cités.
Selon les auteurs le modèle a atteint ses limites. Pour l’auteur il faut remettre les choses en ordre.

Le capitalisme orienté client
, troisième âge du capitalisme.
Retour aux sources. A quoi sert une entreprise ? Mobiliser des individus compétents pour créer de la valeur pour des clients à travers des clients ou des services.
Toutes les entreprises doivent se poser la question de l’utilité qu’elles ont pour leurs clients. Elles ne pourront pas réussir durablement si elles ne se concentrent pas sur cet aspect. Deux exemples sont frappants : le credo de Johnson & Johnson, la mission de Procter & Gamble n’ont pas bougé depuis de longues décennies. Elles mettent clairement en ordre les choses :
1. Définir l’utilité pour les clients.
2. Considérer que la valeur créée pour les actionnaires est un résultat de la satisfaction du client.

Credo de Johnson & Johnson :
« We believe our responsability is to the doctors, nurses and patients, to mothers and fathers and all others who use our products and services… We are responsible to our employees, the men and women who work with us throughout the world… We are responsible to the communities in which we live and work and to the world community as well… Our final responsibility is to our stockholders… When we operate according to these principles, the stockholders should realize a fair return.”

Mission de Procter & Gamble
We will provide branded products and services of superior quality and value that improve the lives of the world’s consumers. As a result, consumers will reward us with leadership sales, profit and value creation, allowing our people, our shareholders and the communities in which we lie and work to prosper

Michelin s’est donné des valeurs : respect du client, respect des personnes, respect des actionnaires, respect de l’environnement, respect des faits. La valeur de respect des actionnaires a été rajoutée aux autres valeurs dans les années 90, au moment où l’entreprise faisait face à des résultats financiers insuffisants qui la mettaient en péril. La façon dont est formulée cette valeur est intéressante :
“Respecter l’actionnaire, c’est reconnaître totalement son rôle et sa prise de risque, l’associer à la vie de l’entreprise et s’efforcer, dans la durée, de répondre à ses attentes.
Notre conviction est que la recherche de la performance économique, le souci de l'environnement ainsi que l'attention portée aux personnes, et plus généralement à la société, sont non seulement compatibles mais indissociables.
Par la recherche d'un niveau de bénéfice suffisant, nous répondons non seulement aux attentes de nos actionnaires, mais nous nous donnons également les moyens de répondre à nos besoins d'investissement, d'accroître la rémunération de nos collaborateurs, d'améliorer notre performance environnementale et de participer au développement des pays où nous sommes présents. »

1. Michelin énonce une volonté de dépasser l’actionnaire anonyme pour en faire un partenaire du projet de l’entreprise qu’il cherche à associer durablement.
2. La satisfaction de l’actionnaire et des autres parties prenantes sont présentées comme indissociables.
3. La satisfaction des actionnaires est présentée comme un moyen pour atteindre des buts plus élevés.

Conclusion :
Se recentrer sur les clients, et donc indirectement sur les métiers, est un levier de motivation à long terme. Cela donne du sens, permet au corps social de se trouver une utilité. Espérons que le capitalisme soit vraiment entré dans un troisième âge.

Des questions à vous poser :
- Quelle place donnez-vous à vos clients dans le projet de votre entreprise ?
- Dans votre entreprise, vos employés ont-ils le sentiment que les métiers sont valorisés ?
- Vos clients ont-ils l’impression qu’ils sont au cœur de vos soucis ?