lundi 27 juin 2011

Faut changer, ça presse - Réflexions sur l'avenir de la presse (partie 3)

Dans ce post, rédigé en collaboration avec MA14, nous allons explorer un deuxième axe de l’espace stratégique dans lequel jouent les médias. Il s’agit des supports de diffusion. Internet, téléphones intelligents constituent de nouveaux outils qui ont bouleversé le monde des médias. Ce billet est le deuxième d'une série de quatre.


Nous distinguons cinq types de présence que nous allons illustrer par des exemples : papier, en ligne, coexistence, continuité et virtuel.

Une précaution avant de commencer : nous pensons qu’il n’existe pas de modèle idéal. Les cinq types décrivent un univers des possibles. A chaque média en fonction de sa clientèle, de sa mission, d’inventer la combinaison qui lui correspond.


Papier.


Cette catégorie concerne les journaux et revues qui n’existeraient qu’en version papier. Si vous avez des exemples, nous sommes curieux, c’est une espèce en voie de disparition. ;-) Pourtant il est encore possible de créer une publication papier et de réussir.

L’excellente revue XXI mise sur la qualité et l’originalité de son contenu (par exemple un reportage en BD) ainsi que sur la beauté de sa mise en page avec un effort important d’illustration, pour être un « objet » qui justifie un format papier.


BANDE-ANNONCE XXI par rollinpublications


En ligne.


Le média (journal, revue) est présent sur Internet ou dans des applications pour tablettes ou téléphones intelligents, mais ne développe pas de contenu spécifique pour ce canal. La cible visée au départ du projet n’était pas l’internaute, mais le lecteur papier traditionnel que l’on emmenait ainsi sur un nouveau support.

Exemple : la publicité du Journal de Québec ci-dessous s’adresse au lectorat papier :


« Votre quotidien en format électronique ! Le même contenu que la version imprimée ».


La valeur-ajoutée de l’Internet est de garantir l’accessibilité au contenu du journal de n’importe où. De très nombreux journaux développent des applications pour téléphones intelligents ou tablettes qui sont des sélections d’articles disponibles sur le site ou dans le journal. (voir par exemple l’application iPad de Geo).




Coexistence.


Le média et son site internet ont deux vies parallèles qui se croisent peu. Chacun a sa vie propre. Cela résulte souvent de la façon dont la présence Internet s’est développée. Dans plusieurs cas, les sites Internet ont été développés en dehors des murs comme des jeunes pousses. A l’époque les sites étaient essentiellement des expérimentations, des façons d’explorer un nouveau territoire. Des équipes dédiées ont été bâties, avec leurs budgets et leurs objectifs économiques propres.

Le site de Libération est un bon exemple.



LibeLabo propose beaucoup decontenus spécifiques : podcasts sur de multiples sujets, curation, etc. Ce contenu était peu en lien avec les sujets traités dans le journal, et peu valorisé dans la version papier. De plus en plus on constate cependant une convergence. Sur Libelabo on trouve par exemple plusieurs éléments de « making of » du journal.


Continuité.


La présence sur les différents supports est synergique. On retrouve sur l’Internet ou dans l’application pour téléphones intelligents ou tablettes des éléments complémentaires qui permettent d’approfondir les articles dans la version papier.

Autre exemple, le lecteur reçoit des SMS qui lui permettent de suivre les sujets d’actualité qui l’intéressent. Ainsi Wired propose sur son site des vidéos complémentaires, et des animations multimédia sur sa version tablettes. En retour la version papier renvoie les lecteurs vers le site. Ainsi L’Express ou L’Actualité signalent dans leurs articles papier, le contenu complémentaire disponible sur le site (version intégrale des entrevues, articles complémentaires, vidéos, etc.). Ou,dans une intégration plus avancée présente du contenu qui a été développé sur le site.



Cela a un impact sur le métier du journaliste. Dans plusieurs médias le journaliste a la mission de créer du contenu pour les différents supports. Au delà de l’article il doit produire un document sonore ou vidéo. Il devient aussi preneur de son et caméraman,voire monteur. Cette évolution est une question qui suscite beaucoup de discussions parmi les journalistes qui regrettent que ces nouvelles tâches consomment beaucoup de temps et nuisent à l’approfondissement des sujets.


Virtuel.


Certains médias se sont récemment développés dans un format uniquement virtuel. Les sites d’information de ce type sont multiples : Slate.com (et ses déclinaisons locales),Mediapart, Rue 89, Le Post, etc.

Depuis peu, on voit apparaître des médias spécifiquement dédiés aux tablettes. Le mogulmondial des médias, Murdoch a ainsi créé le Daily avec un succès plus que mitigé (vendu uniquement par abonnement au coût de 99 cents par semaine), en embauchant une centaine de journalistes.



Quel support prévilégier?


Il n’y a évidemment pas de solution parfaite dans l’équilibre des supports de diffusion. Les choses sont en constante évolution. Plusieurs facteurs ont de l’influence :

  • L’évolution technologique :


Internet, les SMS, puis les téléphones intelligents, puis les tablettes, sont autant de nouvelles opportunités de toucher les lecteurs/ internautes. Si le papier n’est pas condamné, on constate cependant un détournement de la consommation média vers les supports numériques.

  • Les évolutions des attentes des lecteurs / internautes :


De plus en plus mobiles ,de plus en plus sensibles à l’image et à la vidéo, ils changent. Leur façon de consommer le contenu média aussi. Évidemment cette évolution n’est pas homogène. Le média doit s’adapter aux habitudes de consommation de ses clients et à leurs évolutions.

  • Le positionnement du média :


En fonction de la mission qu’il se donne, le médiava choisir tel ou tel support. Quand il retransmet du sport, par exemple, il est logique qu’il propose un service de suivi des scores par SMS. Quand le médiapropose des articles de réflexion thématiques, avec la volonté de s’abstraire dela course de l’actualité pour prendre de la perspective, il est assez logique d’êtreprésent sous un format papier.


L'exemple du Guardian


Le 16 juin, le Guardian, journal de qualité de la gauche anglaise, à annoncé une mutation de son modèle économique pour faire face à une baisse de 31% de ses ventes depuis mars 2006 et à des pertes financières importantes.



  • Les comportements des clients


Du lundi au vendredi la moitié des lecteurs du Guardian lisent le journal le soir. Le site du journal, leader au Royaume-Uni est la première source d’information toute la journée.

  • L’évolution technologique


Le Guardian va privilégier le site gratuit et les applications tablettes et téléphones mobiles payantes (L’application iPhone étant très rentable). La pagination de semaine sera réduite. L’édition du samedi et l’Observer, hebdomadaire qui sort le dimanche, seront maintenus à l’identique. L’objectif est de doubler les revenus du numérique d’ici 2016.

  • Le positionnement


Dans son évolution, le Guardian renforce son positionnement de journal de référence. Ainsi le journal papier en semaine sera uniquement consacré aux commentaires, à l’analyse et aux articles longs, délaissant l’actualité immédiate accessible sur Internet et sur applications.

jeudi 23 juin 2011

Réaction au dossier du Point sur la grande distribution

Je viens de finir le "dossier" du Point de cette semaine intitulé "Enquête sur un mal français - Le racket des grandes surfaces". Plusieurs articles le constituent. Après une page d'introduction, le premier analyse les pratiques d'analyse du comportement d'achat des clients (et les motivations qu'il y a derrière). Le second décrit la pratique de "management catégoriel", c'est à dire le fait de confier à un industriel la responsabilité de la gestion d'un rayon. Un vrai/faux est présenté dans un troisième. Un quatrième décrit le piège dans lequel les franchisés sont enfermés lorsqu'il s'agit de revendre leur commerce ou de changer de bannière. Le cinquième explore comment les enseignes séparent les activités foncières et de commerce pour générer de la rentabilité. Un dernier article relate l'histoire d'un agriculteur asphyxié par les centrales d'achat et qui a écrit un livre sur le sujet. Au bas des pages, un droit de réponse à Serge Papin, PDG de Système U qui réagit en un tiers de page aux questions posées par l'ensemble du dossier.

Le travail journalistique est documenté, il pose des problèmes qui sont réels. Il me laisse cependant avec un sentiment de malaise. On peut probablement reprocher beaucoup de choses à la grande distribution, mais là, les choses me paraissent biaisées, à charge et n'aident pas à comprendre à mon avis la réalité du secteur. Mais font des enseignes des épouvantails machiavéliques.

Première réaction sur l'expression "le mal français".
Rappelons que les enseignes de la grande distribution françaises sont parmi les plus puissantes au monde. Et que la grande distribution a contribué fortement à une évolution de la consommation. Rappelons que la croissance française est portée par la consommation. Le mal français a quand même quelques intérêts.

Seconde réaction sur l'angle de traitement du dossier.
Dans son introduction Sophie Coignard écrit : "L'enquête menée par Le Point auprès de certains d'entre eux suggère que l'esclavage comparé à leur condition (elle parle des franchisés) revêtirait presque un aspect humain". Ce genre de phrase me laisse toujours dans l'étonnement le plus grand. Il a le mérite, à défaut de nuance, de présenter d'entrée l'angle du dossier. Pas sûr qu'il en vend la crédibilité.

Troisième réaction. Le dossier présente plusieurs pratiques de types très différents sans les distinguer.
L'analyse des comportements et des intentions des consommateurs sur le lieu de vente par des techniques d'observation, d'entrevues avec des psy, de filmage et d'eye-tracking, ne sont pas limitées à la grande distribution. Elles s'appliquent dans tous les secteurs. "Big Brother" pour reprendre l'expression de l'introduction, n'est pas spécifiquement dans les hypers. Le vendeur de lessive fait tout autant d'études que l'enseigne. Il s'agit d'une évolution profonde du marketing (voir par exemple l'article de Wired : "Mind Reading - The new profiling technique that learns exactly what makes you tick and buy").
La séparation entre la gestion immobilière et le commerce résultent d'une adaptation stratégique à une loi. Au contraire certaines pratiques qui sont analysées dans le dossier dans la relation avec les franchisés et les fournisseurs sont de l'ordre du juridique et semblent résulter d'une stratégie délibérée de faire tourner la situation à son avantage. Il est frappant sur ce dernier sujet que les distributeurs n'aient pas d'espace pour réagir (peut-être parce qu'ils ne l'ont pas souhaité, ce n'est pas mentionné).

Quatrième réaction sur le fond : de l'importance de comprendre le modèle de profit.
La culture économique est peu développée dans la population. Elle l'est à un niveau macro, comme à un niveau micro. Le dossier n'aide pas à la développer. Il aborde, peut-elle sans le savoir, la question du modèle de profit des distributeurs (comment ils réalisent des bénéfices).
Il aborde le sujet en montrant comment les distributeurs font des marges importantes sur deux produits : les pommes (chiffres cités : 1,78€ sur un prix de vente de 2,5€) et une tranche de jambon (49%), laissant entendre que c'est abusif. Hors une donnée m'apparaît essentielle pour réfléchir sereinement à cette question : quel est le résultat annuel dégagé par les distributeurs ? Le chiffre est donné dans un autre article : le résultat net moyen peine à dépasser 1,5% du chiffre d'affaires. Dit autrement, au final les distributeurs ne font pas beaucoup d'argent. Beaucoup moins que la plupart des secteurs. Le dossier n'aborde absolument pas cet aspect des choses. S'il y a racket comme le suggère la une de la revue, il est finalement peu payant.
Où passe donc la marge ? Réponse évidente : dans les coûts de gestion de l'enseigne. Entretenir un magasin ouvert longuement durant la journée (ce qui facilite la vie des clients), bien entretenu, avec une grande diversité de l'offre, tout sous un même toit, et des produits toujours frais (ce qui génère des pertes), a un coût. La publicité dans un univers très concurrentiel a un coût.

Raisonner en terme de marge réalisée sur les produits n'a pas de sens. Cela entretient la confusion entre marge et bénéfices. Par exemple : le coût de fabrication d'une bouteille de Ricard ou de Red Bull est très faible. La marge brute industrielle (la différence entre le prix de vente hors taxe et, pour simplifier, le coût de fabrication) est absorbée par les opérations marketing indispensables pour vendre le produit. On peut toujours dire que Ricard pourrait baisser sa marge, vendre sa bouteille moins cher et mieux rémunérer ses employés et ses fournisseurs. Cela impliquerait de réduire les investissements en marketing / publicité, et donc à terme de réduire les ventes.

Conclusion

Je ne travaille pas dans la grande distribution. Mes activités comme consultant dans ce secteur sont anecdotiques. Je ne cherche pas à défendre les enseignes. Le dossier met en évidence certaines pratiques qui paraissent au moins désagréables.
Mais je suis dérangé par cette approche journalistique, qui me paraît destinée à vendre du papier en choquant, et qui ne cherche pas à expliquer vraiment le fond des choses, laissant le lecteur dans une incompréhension véritable des enjeux.
Qu'il y ait un problème de structuration de la distribution, certainement. C'est un sujet clé sur lequel il faut réfléchir. En particulier dans un pays dont la croissance est tirée par la consommation. Qu'il y ait un racket des grandes surfaces, pas convaincu. Quand on fait 1,5% de résultat net, on essaie surtout de survivre par tous les moyens, avec beaucoup de dégâts collatéraux.

vendredi 17 juin 2011

La transformation d'eBay

Dans le magasine Wired de juin, un article surprenant de James Surowiecki : « Going… going… gone. Auctions were supposed to be the new way to buy and sell everything. It didn’t turn out that way – just ask eBay ». Le post ci-dessous est une adaptation de ce texte.

eBay est une pépite créée en 1995. Fille du premier boom de l’Internet, elle a prospéré même pendant l’explosion de la bulle. En quelques années l’entreprise est devenue une référence avec son modèle de grand bazar où les achats se faisaient par enchères. Elle réalisait en 2010 9,2 milliards de dollars de chiffre d’affaires.
Aujourd’hui les enchères ne représentent que 31% du chiffre d’affaires de eBay. La plupart des ventes sur le site s’effectuent par le bouton « buy it now » avec un prix fixe comme sur n’importe quel site de vente en ligne. Le modèle enchères répond de plus en plus à des usages de niches pour certaines catégories de produits, par exemple il représente 80% à 85% pour les voitures usagées. Les enchères sont particulièrement pertinentes lorsque des personnes ont des opinions différentes sur la valeur d’un bien et que les vendeurs manquent de connaissance sur la demande, situation caractéristique sur le marché des objets de collection.

Pourquoi les internautes se sont-ils détournés des enchères ?

Le désenchantement de l’expérience eBay
A ses débuts, participer à une enchère sur eBay avait ce que les économistes appellent un « bénéfice hédoniste ». L’enchère était une compétition. D’ailleurs ne dit-on pas gagner une enchère plutôt qu’acheter un produit. C’était ludique, stimulant, voire addictif. Utiliser eBay était en soi une expérience.
Mais le « snipping » (de l’anglais familier « faire une bonne affaire ») s’est développé. Cette pratique consiste à placer des enchères au dernier moment pour l’emporter. Dès lors pourquoi attendre sept jours pour se faire coiffer au dernier moment, systématiquement et sans pouvoir rien y faire. En outre, les internautes sont des plus en plus sensibles à l’efficacité et à la rapidité. Passer du temps pour acheter, suivre l’évolution d’une enchère, n’intéresse plus grand monde.
Les internautes se sont lassés. L’expérience eBay s’est désenchantée.

Des prix qui s’alignent sur ceux du marché
Cet intérêt pour les enchères se doublait du sentiment de faire une bonne affaire. Ainsi une étude de 2005 montre que lorsque les internautes avaient le choix entre un prix fixe en dessous du marché et une enchère, une majorité choisissaient de tenter leur chance.
Hors peu à peu les internautes se sont rendu compte qu’au final cela leur coûtait plus cher que prévu : ils se laissaient emporter dans les enchères, et multipliaient les soumissions sur des objets qu’ils n’avaient pas prévus.
En outre l’avantage prix de eBay s’est réduit. Un effet d’apprentissage collectif a joué, aidé par la multiplication des sites de comparaison des prix. Au cours du temps, les internautes ont appris la valeur des choses. Les prix fixés par les enchères se mirent à être de plus en plus justes, et les bonnes affaires de plus en plus rares. Un vendeur d’électronique sur eBay a réalisé une étude concluant que pour des iPods Touch le prix fixe et les enchères variaient de 2$ dans un sens ou dans l’autre.

Le développement de la concurrence et de modèle alternatifs
A ses débuts la grande diversité des biens était un avantage concurrentiel pour eBay. Aujourd’hui la vente en ligne s’est développée. Une multitude de distributeur en ligne et de spécialistes se sont développés. Ceux-ci sont excellemment référencés dans Google (avec la création d’adresses uniques pour chaque référence). Ainsi si à la fin des années 90 quelqu’un qui cherchait un objet rare avait pour réflexe de se rendre sur eBay, il commence aujourd’hui par Google pour trouver la liste des vendeurs existants et les comparateurs de prix.
Le modèle des enchères permettait à eBay d’entretenir l’idée de la bonne affaire. Hors depuis quelques années, la vente promotionnelle s’est développée massivement sur Internet à travers des modèles alternatifs : ventes privées, ventes groupées, ticketing, etc. (pensons à vente-privée.com, Groupon, etc.). Depuis 10 ans, le consommateur a pris du pouvoir, et se sent moins prisonnier du prix fixé par le vendeur. Il a trouvé des alternatives aux enchères de eBay.

Un modèle de facturation attaqué par Amazon
L’ancienne structure de facturation de eBay aux vendeurs était un pourcentage sur le prix de vente du produit et non du montant total de la facturation au client qui inclut les frais de transport ce qui encourageait ces derniers à maintenir des frais de shipping élevés.
eBay a connu une déstabilisation concurrentielle forte le jour où Amazon a choisi de réinvestir une partie de l’argent mis en marketing dans la livraison sans frais.

Enfin, dans le respect de l’esprit démocratique de eBay, certaines (rares) fraudes ont été mal gérées ce qui a terni l’image de la marque .

Conclusion

L’évolution de eBay est une revue de l’histoire de la consommation sur Internet. Elle montre comment :
- Les internautes sont devenus des consommateurs de plus en plus rationnels pour qui les critères de l’efficacité et du prix sont devenus primordiaux.
- La concurrence s’est multipliée avec des modèles d’affaires très diversifiés et parfois étonnants (pensons à Groupon par exemple).

Face à ces enjeux, l’entreprise a su se réinventer sous trois axes :
- Un ciblage des enchères sur des marchés de niches (en particulier les objets de collection).
- Une évolution vers la vente en ligne classique sur le modèle d’Amazon pour exploiter son image et sa base client.
- Une diversification vers des métiers nouveaux et très rentables : StubHub (vente de tickets), vente promotielle (Half.com) et surtout Paypal.

eBay va très bien, merci.

jeudi 16 juin 2011

Faut changer, ça presse - Réflexions sur l'avenir de la presse (partie 2)

Ce billet est la première partie d’une analyse de l’industrie médiatique, de la valeur de l’information et du rôle des journalistes. Ces billets se retrouvent à la fois sur ce blogue et celui de MA14.

Le travail du journaliste consiste à raffiner des données pour les transformer en information ayant de plus en plus de valeur-ajoutée. Nous distinguons cinq niveaux : les données, l’information brute, l’information raffinée, la connaissance et l’immersion. Explications et exemples.


1- Les données


Au départ il y a des données : des évènements, des faits, des témoignages, des rumeurs, des chiffres, des commentaires. Le travail du journaliste est de travailler ces données pour produire une information : elle est vérifiée et les sources sont croisées.

2- L'information brute


(Le terme retrouvé souvent dans de la littérature est «information pauvre», nous l’avions utilisé donc pendant l'atelier, mais comme il semblerait que cela en ait un peu choqué certains, nous la renommons ici. :) )

L’information brute, est la matière première qui alimente la presse. C'est le travail de base des agences de presse dont les fils de nouvelles alimentent en continu les entreprises de média.

Il y a quelques années, les informations contenues dans les fils de nouvelles avaient beaucoup de valeur parce qu'elles n'étaient pas accessibles au lecteur. Le journaliste avait un rôle d'intermédiaire qui avait le temps de sélectionner et hiérarchiser l'information : il n'y avait pas de poste radio ou TV d'information continue et les journaux sortaient une fois par jour. Aujourd'hui ces fils de nouvelles sont directement accessibles sur tous les sites d'information et sur les sites des agences de presse elles-mêmes (ex. Reuters Canada), sur d'autres supports Internet en push (twitter, Facebook, flux RSS) et aujourd'hui sur les outils mobiles (téléphones, tablettes, etc.). Certains opérateurs mobiles ont même un service d'envoi par SMS d'information.

Quelle est donc la valeur de cette information ?



Le 7 mai, à 07H43, heure de Québec, après l'opération d'élimination de Ben Laden, Le Monde affichait sur son site un article vedette intitulé : « Ben Lade aurait vécu au Pakistan pendant 7 ans ». A la même minute, Libération publiait sur le sien un autre gros titre : « Ben Laden aurait vécu cinq ans à Abbotabbad ».

Cette anecdote donne un indice sur la perception qu’à un lecteur de ces informations qui semblent, à première vue, diverger. Les deux informations sont vraies. Elles ont été vérifiées auprès des sources concernées. Mais quelle est leur valeur ? Faible. En tant que lecteur, je savais qu'elles changeraient dans les heures qui viennent. Pour moi, comme lecteur ces informations n'ont pas assez de valeur pour que je paye pour elles.

La date d’expiration de l’information

L'information brute est difficile à monétiser. Elle met aussi les journaux en difficulté. Ils vendent en effet une masse information brute, sans grande valeur-ajoutée, qui est disponible gratuitement ailleurs. Pire encore, il la distribuent dans leurs versions papier, ils vendent une information périmée, dont la version actualisée est disponible sans rien payer (sur internet, sur les chaînes d'information en direct radio et TV).

Certaines expériences cherchent à valoriser cette information brute. Le direct du Monde.fr est particulièrement intéressant à ce titre.



Ce procédé est mis en place pour les événements majeurs (comme le tsunami, Fukushima ou l'affaire DSK). Sur la page du site du journal une application Java ouvre une fenêtre dans laquelle les abonnés peuvent poser des questions en lien avec l’événement. Un journaliste se charge de donner des éléments de réponse en orientant le lecteur vers des ressources en ligne : articles du Monde, d’autres journaux, sites de référence, billets de blogues, vidéos etc. Ce service offert par Le Monde aide le lecteur à faire le tri dans la masse d’information disponible.

3- L'information raffinée


(Nous l'avions nommée information riche pendant l'atelier.) Il s'agit de traiter l'information brute pour produire une information raffinée qui a plus de valeur pour le lecteur. C'est une autre fonction essentielle du journalisme. L'enquête sur un sujet d'actualité, le reportage, l'édito sont quelques processus de raffinage de l'information.


Un exemple : un site comme Mediapart annonce qu'il va au delà du simple relais d'information pour se spécialiser dans l'investigation, l'enquête et les scoops. Les journaux satiriques comme le "Canard Enchaîné" sont aussi des raffineurs d'information à travers le regard décalé qu'ils portent sur l'actualité.



Un autre axe possible est l'utilisation du multimedia. Quelques exemples : le New York Times est très actif dans ce domaine. Il propose sur son site une carte interactive de Manhattan qui recense tous les crimes avec des détails sur les meurtriers, les victimes, les motifs et l'arme utilisée, ou un montage interactif pour montrer l'avant / après tsunami au Japon. Libération a créé Libe-Labo un site multimédia sur lequel sont produits des podcasts audio ou vidéo dans lesquels apparaissent des journalistes de la rédaction ainsi que des invités pour commenter l'actualité, des parodies, etc.

4- La connaissance


Selon les dictionnaires : l'information est un ensemble de données intelligible qui prend un sens. La connaissance est une structuration des informations pour leur conférer un sens plus large. Dans le cas de la presse cela signifie prendre le temps de décrypter, d’analyser, d’expliquer, de prendre de la distance par rapport à l’événement pour lui donner de la perspective. Les citoyens sont en attente de cela : une explication de ce monde qu’ils ne comprennent pas.

En France, les quotidiens connaissent une chute des ventes dramatique. En revanche, le marché des hebdomadaires, des mensuels et des magasines en général se porte bien et est en croissance. Pourquoi ? Précisément parce qu’on y retrouve une information riche (raffinée), voire complexe, vulgarisée ou analysée (l’interprétation de l’information de la semaine ou du mois, par exemple). Au Québec, les journaux du samedi se vendent mieux, la dimension magasine y est pour beaucoup.


Un site comme Slate se positionne ainsi : «Slate est un magazine en ligne d'analyses, de commentaires et de débats sur l'actualité». Ils mobilisent pour cela des signatures prestigieuses. Un des défis dans ce contexte est celui de la compétence. Souvent la connaissance peut-être du côté des blogueurs qui s'expriment sur des sujets dont ils sont des professionnels (professeurs, chercheurs, chefs d'entreprises, magistrat, avocats, économistes, etc.). *

Ce sont ceux-là même auprès de qui le journaliste va chercher un commentaire. Au contraire pour des raisons de modèle économique, les journalistes sont de moins en moins spécialisés : ils sont de plus en plus nombreux à devoir couvrir plusieurs domaines et ont de moins en moins de temps et de ressources pour approfondir leurs sujets. (Quelques fois ils utilisent leur blogue personnel pour travailler sur ce qui les intéresse.) C’est une raison pour laquelle, les blogues s’installent sur les sites des journaux. (Par ailleurs, la distinction entre ce qui est un blogue et un article est de moins en moins claire.) Certains organes comme Liberation ou LeMonde offrent même des services d’hébergement de blogues.

Plus que de l’information linéaire

Les webdocumentaires constituent un nouveau format qui revisite le documentaire en proposant plusieurs niveaux d’information, une multitudes de ressources (texte, entrevues, vidéos, photos, etc.) permettant au lecteur de faire son propre cheminement, d’approfondir les points qui l’intéressent plus particulièrement. Voir par exemple l’excellent : « Avant l’expo » qui explore les transformations de Shangaï avant l’exposition universelle. Le Monde semble particulièrement miser sur la diffusion de ce type de documentaires.



5- L’immersion


L’immersion est l’idée de plonger le lecteur au cœur de l’information, de le rendre acteur. Cela répond à une tendance lourde, qui voir le consommateur devenir consommacteur, c’est à dire un acteur impliqué dans la production de ce qu’il consomme. Parce qu’il est directement impliqué, la valeur perçue pour le consommateur est plus élevée. (Cela correspond à l’idée d’expérience et de transformation dans l’échelle de Pine et Gilmore).

L’immersion peut prendre de nombreuses formes. Une des plus commentées est le journalisme citoyen. De manière plus « soft », il existe de multiples façons d’impliquer la communauté, dit autrement de faire du media un espace de socialisation. Le site Le Post en est un très bon exemple (nous y reviendrons dans un prochain message).

Le ludique est un autre axe d’immersion du lecteur. Un exemple extrême (et éthiquement condamnable) est celui de Kuma War qui n’est pas un organe de presse, mais un site qui produit un jeu vidéo d’immersion dans l’actualité. Depuis 2004, tous les mois, un scénario est proposé qui permet à l’internaute de jouer le rôle d’un militaire intervenant sur des événements de l’actualité (prises d’otage ou interventions contre Sadam Hussein ou Ben Laden par exemple).

 



Exemple plus recommandable, le remarquable webdocu du Monde « Voyage au bout du charbon » qui présente le contenu d’un véritable documentaire rigoureux sur une mine de charbon chinoise, et qui propose à l’internaute de se mettre à la place du reporter sur le terrain qui recueille l’information (l’entrevue avec le patron de la mine donne une bonne idée de la difficulté du métier). L’internaute doit prendre des décisions, choisir ses questions, etc. Au delà de l’information l’internaute vit donc une expérience qui l’implique dans la production de l’information qu’il consulte.

Lors de notre présentation, certains ont nommé «scénarisation» ce processus de transformation de l’information. Il est vrai que de présenter l’information dans un ordre changeant tient plus d’un travail de mise en scène et de narration à multiples posisbilités (ça peut même rappeler les Livres dont vous êtes le Héros). Mais ces exemples sont les balbutiements d’une industrie qui cherche à augmenter la valeur de son offre et à se battre pour retenir l’attention, e temps et l’argent des consommateurs distrait pas les multiples autres occupations plus divertissantes les unes que les autres.

(à suivre...)

samedi 11 juin 2011

Faut changer, ça presse - Réflexions sur l'avenir de la presse (partie 1)

(Courriel corédigé avec Isabelle Lopez de MA14, publié aussi sur le blogue de MA14).

Samedi le 28 mai dernier, nous (Isabelle Lopez de MA14 et Jean-François Rougès) animions un atelier au Mediacamp de Montréal intitulé : Le Web est-il une opportunité ou une menace pour la presse? Et pour ses artisans?



La recherche derrière la préparation de cet atelier nous a donné envie de partager nos réflexions plus profondément. De même cela pourrait nous permettre de préciser certains points de vue qui ont été rapidement évoqués lors de notre présentation.

Ainsi, nous vous proposons dans les jours à venir une série de posts pour restituer la nature des échanges que nous avons eus lors de cet atelier. Nous remercions tous les participants qui ont enrichi notre réflexion. Nous les invitons à continuer avec nous la réflexion.

Mise en bouche : le point de vue de Rodolphe Belmer


Dans une entrevue au Point, Rodolphe Belmer, le patron de Canal+ et d' i>TELE explique pourquoi il a banni l'utilisation de Twitter dans les émissions diffusées par ces chaines. Ses arguments sont particulièrement intéressants.

Citations :

  • Sur le contrôle de l'information : «Je pense que les grands médias ont tout intérêt à assurer les règles de contrôle de l'information. Une chaîne comme Canal+ ou I>télé doit pouvoir maîtriser sa ligne éditoriale et non reprendre à son compte des twitts sensationnalistes quand ils ne sont pas erronés.»

  • Sur le rôle du journaliste dans notre période infobèse : «Dans ce monde totalement "désintermédié", la cohérence et la rigueur de l'information sont encore plus importantes.»

  • Sur la valeur de l'information : «Avant, les médias vendaient de l'info. Dans le monde actuel, l'info en soi n'a plus de valeur. Ce qui prend de la valeur, c'est l'information vérifiée, classée, hiérarchisée et analysée.»


De la consommation de l’information et de sa monétisation Nous aurions lu cette entrevue une semaine plus tôt, que nous aurions eu quelques arguments de plus. Notre objectif était de proposer à la communauté de gens des médias présents un regard différent. Nous y avons apposé une combinaison de nos cadres d’analyses : sous l’angle des modèles d’affaires et de la valeur-ajoutée du dialogue avec la communauté...

Un premier constat paradoxal : il n'y a jamais eu autant de consommation d'information et pourtant la presse est en crise. La question peut se concentrer sur les supports de diffusion : les journaux, Internet, Twitter, Facebook et les Apps des téléphones intelligents. A notre avis ce n'est qu'une partie de la question. Nous avons donc abordé le sujet sous l'angle de la valeur-ajoutée.

  • Dans un premier post nous verrons comment il est possible de créer de la valeur-ajoutée en raffinant l’information.

  • Dans un second post nous nous intéresserons aux supports de l’information (du papier au virtuel).

  • Dans un troisième post nous verrons comment le dialogue avec la communauté est source de valeur ajoutée.

  • Enfin dans un quatrième post nous nous intéresserons aux modèles de monétisation possibles.


Au sortir de ce brassage d’idées, pas de solutions, mais, nous l’espérons, quelques éléments pour stimuler des idées nouvelles et un de belles discussions.

À suivre donc.