jeudi 31 mars 2011

Dormir au bureau, est-ce travailler ?

Participation à un échange dans l’émission « L’après-midi porte conseil » de Dominique Poirier sur le thème de l’évolution du travail avec Jean-Jacques Stréliski est professeur associé à HEC Montréal et 
Diane-Gabrielle Tremblay professeure à la TÉLUQ. La question de départ : travaille-t-on plus qu’avant ? Prendre ses courriels le soir ou pendant les fins de semaine est-ce travailler ?
Pour réécouter c'est ici.

J'en profite pour noter quelques idées.

Précision préliminaire :

La question n’a pas le même sens pour tous. Tout le monde n’a pas la même place dans la fameuse économie de la connaissance. Les écarts se creusent entre ceux qui trouvent leur place et ont des emplois à forte valeur ajoutée, et ceux, de plus en plus nombreux, qui ont les emplois de service, précaires, mal payés, usants, aux horaires atypiques. Réalité que décrit par exemple Florence Aubenas dans son livre « le quai de Ouistreham ». Ainsi se forme ce que l’on peut appeler selon le concept marxiste : un lumpenproletariat, misérable, urbain, et sans véritable représentation syndicale ou politique.

Du point de vue des inclus, le travail a radicalement changé au cours des dernières décennies. De nombreux facteurs y ont contribué :

1. Le travail d’aujourd’hui (pour les inclus) est loin de l’organisation scientifique du travail / du fordisme / du taylorisme qui prévalait il y a encore 30 ans. Pour caricaturer, on utilisait à l’époque les bras des individus. On cherchait même à rendre les gestes tellement automatiques que les travailleurs pouvaient penser à autre chose en les faisant, pour ne pas devenir fous. Puis le travail d’équipe et les contacts avec les clients se sont développés. Le besoin d’innovation et d’amélioration continue est apparu dans un contexte de plus en plus concurrentiels (années 80). Les changements, les remises en question des modes de fonctionnement se sont multipliés dans les années 90 avec l’implantation de la micro-informatique (réingénierie des processus). Ce qu’on évalue aujourd’hui chez un individu, ce n’est pas seulement sa force de travail (ses bras), mais aussi son intelligence, et au delà son intelligence relationnelle et son intelligence émotionnelle. Dit autrement ce dont l’entreprise a besoin, ce sont des individus complets. Même le Toyota Production System qui est un modèle en matière d’organisation du travail s’appuie sur la responsabilisation / polyvalence / travail d’équipe / créativité des employés. Pour être performant aujourd’hui l’individu a besoin de mobiliser l’ensemble de ce qu’il est. Ainsi le travail n’est plus simplement une activité que l’on fait, mais une activité dans laquelle on existe.

2. Dans ce contexte les idées et la créativité ne se décrètent pas. Pire, le bureau est un endroit peu propice pour avoir de bonnes idées. Lorsqu’on les interroge, ce que nous faisons régulièrement, les gestionnaires et des employés de nos clients avouent qu’ils ont leurs meilleures idées concernant le travail : (1) dans des discussions en dehors de l’entreprise, (2) dans leur lit, (3) sous la douche, (4) quand ils font du sport, (5) dans les réunions, (6) à leur poste de travail en se concentrant sur un problème ou un dossier.
Le travail d’aujourd’hui est comme le morceau de scotch tape du capitaine Haddock, il y en a toujours un petit bout qui colle, il est impossible de s’en débarrasser complètement. Les dossiers ouverts dans la journée sont difficiles à fermer. Impliquant intelligence, créativité et émotion, nos tâches occupent un processus qui a du mal à ne pas tourner dans nos têtes en dehors des horaires de travail.

3. Les technologies nous rendent joignables en tout temps, en tout lieu. Téléphones, courriels, textos, les fils à la patte se multiplient. Il nous est possible de rester connectés avec nos collègues de travail en dehors des horaires de bureau. De la même façon nous amenons notre tribu au bureau. En fait ce sont les frontières de communication entre la vie professionnelle et la vie privée qui tombent.

Ces phénomènes ont trois conséquences :

1. L’heure de travail n’est plus l’indicateur pertinent pour mesurer le travail. La durée compte moins que l’intensité du travail et l’engagement de l’individu. C’est pourquoi des approches axées sur le résultat comme le ROWE se développent.

2. Il est nécessaire de créer un contexte de travail personnalisable pour permettre à chacun de trouver son propre équilibre. Comment trouver un équilibre entre les objectifs et les contraintes des organisations et les envies émancipatrices et éminemment personnelles de chacun ? Un premier niveau est la question du sens : pour permettre une personnalisation des contributions, il est nécessaire que tout le monde partage le même projet et sache en quoi il contribue à un projet collectif. D’un point de vue plus opérationnel, le bon niveau est probablement l’équipe, en fixant des objectifs à une équipe et en la laissant s’organiser pour les atteindre.
L’équation idéale est la suivante : Adhésion au projet collectif + Objectifs d’équipe+ Pouvoir d’auto-organisation de l’équipe = travail épanouissant et rentable.

3. L’organisation du travail doit être pensée dans une logique de porosité entre le professionnel et le privé. Cela a des impacts en matière de systèmes d’information : les outils doivent être accessibles à distance pour permettre à celui qui veut travailler de 9H à 11H une fois que ses enfants sont couchés de le faire. De la même façon il est absurde de bloquer l’usage des chats sur le lieu de travail (d’autant qu’ils sont disponibles sur les téléphones portables).

Conclusion : pas de la gentillesse, de la performance

Le rapport au travail est en évolution profonde. Naturellement il varie en fonction des personnes : certains continueront à y voir un espace d’épanouissement, d’autres le verront essentiellement comme un moyen de gagner de l’argent pour vivre leur vie.
Mais dans tous les cas des mutations profondes sont en cours. Dans touts les cas (pour les inclus de l’économie de la connaissance) le travail n’est plus seulement une activité, le travail c’est soi (même si l’on ne se résume pas à son travail).
Cela implique une évolution importante des modes d’organisation, des outils et des contrats de travail. Pas pour être humaniste, pour être performant. Pour mobiliser leurs employés, en particulier les plus jeunes, dans les années qui viennent il me semble que les entreprises devront construire des environnements dans lesquels pourront : être et être utiles.

vendredi 11 mars 2011

Nouvelles technos, bobos et crottes de civette

Elément de réflexion pour aborder plusieurs problématiques :
- La question des facteurs de délocalisation ou de relocalisation (voir la réflexion sur le nearshoring).
- La question des critères de décision dans la localisation des investissements stratégiques quand une entreprise globalisée regarde le globe et se pose la question où construire mon usine ou mon centre de recherche.
J’ai découvert les travaux de Richard Florida qui définit un indice bohémien prédictif du niveau d’implantation d’entreprises de haute technologie. Explications et exemple.

Les bobos sont parmi nous (et en moi)

Le terme de Bourgeois Bohême, les « bobos », a été créé par Brooks (2000) pour désigner un au delà de la bourgeoisie et de la bohême, une réconciliation sur l’autel de la post-modernité. Pour une description non scientifique voir Renaud (2006).
Je ne résiste pas au plaisir de citer cette phrase extraite de Brooks (2000) : « It’s hard to tell an espresso-sipping professor from a cappucino-gulping banker ».

Les géographes constatent qu’une nouvelle population éduquée, très productive en terme économique, se regroupe dans des villes « hypes », où le talent se concentre et om règne un esprit de tolérance et d’ouverture (mesurable par les taux d’immigrants, le d’homosexuels, le niveau de diversité ethnique, et de population bohème). Cette population est la main d’œuvre idéale de la nouvelle économie, des entreprises de haute technologie en particulier, ce que Florida nomme la « classe créative » dans son livre de 2004.

L'indice bohémien

L’indice bohémien proposé par Florida cherche à capter cette réalité. Il est basé sur le taux d’individus exerçant les occupations suivantes : écrivains, designers, musiciens, acteurs, réalisateurs, peintres, sculpteurs, plasticiens, photographes, danseurs, etc. Il se calcule de la manière suivante :
% de bohémiens dans une région comparé à la population nationale de bohémiens, divisé par le % de la population comparé à la population nationale.

Pour tester ses hypothèses il fait l’analyse des cinquante principales agglomérations urbaines américaines et compare ce taux à l’intensité de la présence des entreprises de haute technologie. Les résultats sont dans les graphiques ci-dessous.

Graphique 1 : Corrélation entre indice bohémien et concentration d'une main d'oeuvre de talent.

Graphique 2 : Corrélation entre indice bohémien et intensité de la présence d'entreprises de haute technologie.


Constats :

- Il existe un lien positif entre l’indice bohémien et la qualité du capital humain disponible (en terme de niveau d’étude) (voir graphique 1)
- Il existe un lien positif (particulièrement élevé) entre l’indice bohémien et la concentration des entreprises de haute technologie (voir graphique 2).
En tête dans les deux cas des villes comme : San Francisco, Boston, Seattle ou Los Angeles.

Conclusions :

L’indice bohémien reflète l’existence d’un milieu attractif pour les personnes de talent indispensables aux entreprises de la nouvelle économie et de la haute technologie. Si vous vous demandez où installer votre labo hightech regardez les cafés, les restaurants bios ou ethniques ; cherchez du kopi luwak, café réalisé à partir des fèves de café recueillies dans les crottes de civettes indonésiennes (elles adorent le fruit du caféier, mais n’en digèrent que la pulpe). Si vous voulez fidéliser cette main d'oeuvre exigeante et fantasque, il vous faut trouver des lieux qui leur permettront d'exprimer leur style de vie bobo.

Critique :

Je me suis posé la question de savoir si cet indice était transposable dans la vieille Europe dont le rapport à la ville est très différent de ce qu’il est en Amérique du Nord.
Résultat : pas sûr. Les études de Gibbon (2005) le contestent pour l’Angleterre. Tinagli et al. (2007) au contraire le valident pour la Suède.
Donc pas certain que ce soit l’indicateur absolu, mais à considérer.

Un exemple : St Roch à Québec

Le haut fonctionnaire à la retraite qui m’a fait découvrir les travaux de Florida, m’a raconté l’histoire du quartier St Roch à Québec, considérant la politique de développement mise en œuvre comme une application pure des concepts de Florida.

St Roch était au début des années 90 un quartier très populaire, limite mal famé en basse-ville de Québec, peu d’activité économique. Le maire de l’époque avait une vision pour ce lieu : en faire un espace dédié aux nouvelles technologies. Grosse job à venir.
Première décision : créer un parc, un beau parc, pour créer un environnement attractif. Et puis des subventions sous forme de crédits d’impôts, quelques investissements d’infrastructure (détruire le mail St-Roch). Quinze ans plus tard le lieu a accueilli quelques fleurons des nouvelles technos : CGI, Beenox, Ubisoft et de multiples petites entreprises. Et le quartier s’est gentrifié, boboïfié : restos branchés, petites salles de spectacles, et magasins à la mode.

En 2005, Martin Tremblay, PDG d’Ubisoft au Canada justifie le choix du lieu ainsi : « Nous sommes à Québec pour son talent et sa vitalité. Notre objectif est de bâtir un environnement où se marient de manière exceptionnelle la créativité et l'expertise technologique, de sorte à mettre au point ici un produit novateur, de classe mondiale »
Créativité + Talent + Vitalité = Nouvelles technologies. Florida n’aurait pas dit mieux.

Sources :
Florida Richard (2002), « Bohemia and economic geography », Journal of Economic Geography (2), 55-71
Gibbon Christopher (2005), « Does the geography of bohemia stretch across the Atlantic ? », accessible ici.
Tinagli et al. (2007), « Sweden in the creative age », accessible ici.