samedi 27 juin 2009

Un médecin chinois au chevet de l’assurance

Réflexion de la semaine issue d’une intervention chez un client assureur qui pense à son avenir. La question de fond était celle de l’évolution du métier d’assureur, qui, si l’on en croit les pronostics d’Attali (dans son livre « Une brève histoire de l’avenir ») est le secteur de demain.

Bribes de contexte

Le secteur est marqué par une concurrence exacerbée. Les banquiers sont devenus assureurs et gagnent un point de part de marché par an. Des nouveaux joueurs Internet sont apparus et grignotent des parts de marché.

Sur les produits simples et quasi-standards (en particulier les assurances automobiles) les clients sont extrêmement sensibles au prix, et la commercialisation par Internet se développe (même si la France reste largement à la traîne d’un pays comme le Royame-Uni par exemple). En revanche pour les produits plus sophistiqués (assurances personnalisées, assurance vie, etc.) les clients souhaitent toujours parler à quelqu’un.

Bref, dans ce contexte la question devient, comment enrichir la relation entre la compagnie d’assurance et ses clients ?

Médecin chinois vs. médecin occidental

Une métaphore m’est venue : le médecin chinois et le médecin occidental. Elle peut être utile dans plusieurs métiers de service. Donc je fais tourner.

L’assurance actuelle est très centrée sur la résolution efficace de sinistres. Comme un médecin occidental est payé pour guérir, une fois qu’un problème arrive.

Au contraire, dans la tradition chinoise, le médecin était payé pour maintenir les gens en bonne santé. Quand ils tombaient malades, ils n’étaient par rémunérés pour les guérir. Et si les assurances devenaient des médecins chinois traditionnels ?

Dit autrement, si leur fonction était d’abord d’éviter que les sinistres se produisent ? Cela donne de l’importance aux activités de prévention.

On en est loin. Un participant à la réflexion racontait que si vous appelez votre assureur pendant qu’un dégât d’eau se produit il va répondre : « Nous n’y pouvons rien, appelez nous quand ce sera fini ».

Un changement en marche

Pourtant les signaux faibles existent :

- La prévention cosmétique : le remboursement des produits répulsifs à moustiques par exemple.
- Les sites de prévention : AXA Santé, zerotracas.com, sont des sites de conseils qui visent une prévention dans des domaines spécifiques (la santé, l’automobile). Avec journeezerotracas.com, MMA va même plus loin en proposant un site où les assurés déposent des conseils et astuces pour mieux vivre.
- FM Global, un assureur états-unien spécialisé dans les grosses primes d’assurance professionnelle, est à ma connaissance, une des entreprises qui va le plus loin dans ce domaine. Ils se voient comme des partenaires dans la prévention des risques, plus que des régleurs de sinistres. Ainsi, sur leur site, on peut constater l’importance du travail de formation technique de leurs clients sur la prévention des risques : par des séminaires en ligne ou des tournées à travers tous les Etats-Unis.

C'est la tête docteur

Cela veut dire qu’un assureur n’aura plus à régler des sinistres ? Certes non. Mais je suis persuadé que leur utilité va fortement évoluer dans les prochaines années. Et je reste toujours surpris par la résistance que l’on rencontre chez des professionnels quand on essaie d’élargir la vision de leur métier. Passer d’un métier d’assureur technique (concevoir des produits et gérer des sinistres) à une vision d’utilité pour les clients (répondre à leur besoin de sécurité dans la vie), ce n’est pas gagné. Et ce n’est pas une question de système d’information ou de marketing.

C’est dans la tête, docteur, c’est dans la tête. Monsieur le médecin traditionnel chinois, que pouvez-vous faire ?

samedi 13 juin 2009

Saucisson aux champignons sauvages, véhicules électriques et porcelaine de Limoges

Hier soir penché sur mon avocat (le fruit, pas la profession libérale), je faisais dans ma tête une synthèse de discussions et événements récents. La cohérence de l’ensemble repose sur le concept de path dependency. Je fais tourner.

J’achète régulièrement de la saucisse sèche biologique fabriquée à Charlevoix. L’autre jour je tombe sur un saucisson aux champignons sauvages. Que fais-je ? J’achète. Je goûte. Je m’enthousiasme. Les champignons se marient admirablement, rehaussent le goût, ajoutent en profondeur. Un délice.

Et je me dis : « il fallait vraiment que je vienne ici pour trouver du saucisson aux champignons ». Pour être honnête, je continuais en pensant : « il faut vraiment être libre dans sa tête pour mélanger du saucisson avec des champignons » (ou alors avoir trébuché). Les deux hypothèses méritent d’être approfondies.

La sérenpidité : oops ! j’ai pas fait exprès et j’ai fait fortune

La seconde hypothèse d’abord : avoir trébuché. Cela souligne l’impact de la sérendipité dans l’innovation. Le hasard, les erreurs sont des sources majeures de ruptures. L’invention du micro-onde : en 1945 Spencer travaille sur la mise au point de radars. Il travaille sur une nouvelle machine. Dès lors les versions varient : selon certain il constate qu’une barre de chocolat a fondu dans sa poche, selon d’autres il réalise que son sandwich posé tout à côté a cuit. Le principe au cœur des imprimantes à jet d’encre (la production de gouttelettes par la chaleur et non par la pression) et exploité par Canon pour la première fois par Canon dans sa BJ-80 a été découvert suite à un faux mouvement d’un ingénieur.
On peut imaginer qu’une erreur est à l’origine de cette innovation majeure qu’est le saucisson aux champignons. Mais je n’y crois pas beaucoup. Je miserais plutôt sur la seconde analyse.

Les prisons des paradigmes et de la path dependency

Depuis des années quelque chose me frappe en amérique du Nord : la capacité de réinvention à partir des traditions d’ailleurs. Que ce soit en matière de saucisson, de fromage, de sushis ou autre, la créativité est étonnante et donne lieu à des adaptations ou des mélanges étonnants. Deux façons d’expliquer cette liberté :

La première est l’absence de la pesanteur de l’histoire.
Quand on se lance dans le saucisson ou le fromage (ce qui est le cas au Québec depuis quelques années), on n’a pas de limites dans la représentation de ce qu’est un saucisson. On peut donc essayer des choses sans idées préconçues, comme de mélanger du saucisson avec tout et à peu près n’importe quoi pour sélectionner ce qui est le meilleur. Dans des mentalités où pèse la tradition, cela serait considéré comme de l’hérésie.
L’histoire, la tradition structurent des paradigmes, c'est-à-dire des schémas mentaux d’interprétation de la réalité. On ne peut pas fonctionner sans paradigme, aillons au moins la clairvoyance de connaître les nôtres, développons notre capacité de remise en question, notre capacité d’empathie qui peut nous permettre de nous glisser dans la peu de l’autre, ainsi que notre curiosité pour rester en éveil.
Exemple extrême partagé par un de mes clients dans un repas d’affaires. L’histoire concerne l’industrie de la porcelaine de Limoges. La qualité de la porcelaine dépend de celle du kaolin qui entre dans sa composition. L’industrie de la porcelaine de Limoges s’est développée en exploitant le kaolin du Limousin, le meilleur au monde. Au cours des dernières décennies cette industrie s’est trouvée en difficulté. En particulier, l’industrie chinoise de la porcelaine, utilisant du kaolin chinois, a précipité son déclin. Hors voilà qu’il y a quelques années Geneviève Lethu a décidé de relocaliser la fabrication de ses porcelaines en France pour bénéficier du savoir-faire traditionnel de Limoges. Mais pour réduire les coûts, face à la raréfaction du kaolin local, l’entreprise a décidé d’importer du kaolin chinois (qui donne une porcelaine moins transparente). L’entreprise a eu les plus grandes difficultés à trouver des sous-traitants qui refusaient de dégrader leur savoir-faire, protégé par le label « Porcelaine Limoges ». Et pendant ce temps là le déclin continuait. Chez nombre d’entrepreneurs, le paradigme de la tradition a eu raison du pragmatisme économique.

La seconde explication est la dépendance qui se crée vis-à-vis d’une structure et qui conditionne les innovations possibles, ce que l’on appelle la path dependency.
Au cours du temps l’entreprise développe des capacités et un capital. La tentation est d’exploiter ce capital plutôt que de développer en dehors du capital. Cela génère plus de rentabilité, jusqu’au moment où le capital est trop décalé par rapport aux besoins de l’environnement. Exemples de facteurs qui génèrent cette dépendance :
- Les investissements en marketing construisent une image. Innover peut amener à casser ces efforts. Par exemple si depuis 10 ans vous vous êtes positionné comme un fabricant de saucisson de haute tradition, introduire un saucisson innovant peut s’avérer difficile et ne s’appuie pas nécessairement sur le capital d’image.
- Dans un contexte d’optimisation du processus pour un certain type de production, l’introduction de produits très innovants peut générer des pertes de productivité.
- Les efforts de recrutement et de formation sont optimisés pour un métier.
- Les réseaux de distribution sont structurés pour certains types de produits et pas d’autres.
Prenons par exemple la dépendance aux normes Appelation d’Origine Contrôlée (AOC) utilisées en France pour nombre de productions régionales (vin, fromages, beurre, sel, etc.). D’un côté, ces normes ont un impact marketing très positif puisqu’elles garantissent que les produits sont fabriqués en suivant un cahier des charges très précis. Par exemple le fromage Comté est fabriqué avec le lait de certaines vaches, nourries d’une certaine façon. D’un autre côté, ces normes induisent une path dependency qui limite l’innovation. Dans une AOC, il ne doit pas être facile de fabriquer du saucisson aux champignons et il est impossible de produire du Comté aux abricots.

L’effet de la path dependency a un impact majeur dans l’évolution de plusieurs secteurs, par exemple :
- L’incapacité des grands laboratoires pharmaceutiques à apprivoiser la biotechnologie.
- L’incapacité des constructeurs automobiles à développer des voitures électriques. Il est frappant de constater que la première voiture de sport électrique, Tesla, a été développée par des informaticiens de la Silicon Valley.

De manière plus générale, la path dependency est un prisme qui me paraît très pertinent pour analyser notre difficulté à remettre en question nos modèles de développement économique et social, face aux défis actuels : l’instabilité géopolitique, le développement des inégalités, la pauvreté dans les pays du Sud, et la crise écologique.

Comme individu, comme organisation, posez-vous les questions suivantes :
Quelles sont les croyances, les valeurs, qui sont à la base de mes interprétations des événements ? existe-t-il des façons différentes d’aborder les choses ? suis-je capable de les utiliser ?

Et face à un problème, obligez-vous à regarder les choses avec un regard qui n’est pas le votre. C’est exigeant, mais souvent salutaire.

lundi 8 juin 2009

On pourra pas dire qu'on savait pas

Vous avez probablement remarqué que nous avons été frappés par une crise financière qui a semblé prendre tout le monde par surprise. Pourtant plusieurs de mes lectures récentes décrivaient assez précisément ce qui allait se passer.

Extrait tiré du « Cygne noir ». Taleb y dénonce l’aveuglement des acteurs du système financier. Cela donne à la crise actuelle un air de déjà vu.

« Durant l’été 1982, de grosses banques américaines perdirent presque tous leurs gains passés, soit tous les profits réalisés dans l’histoire de la banque américaine – absolument tout. Elles avaient prêté à des pays d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud qui, tous en même temps ne purent honorer leur dette. Il suffit donc d’un seul été pour comprendre que tout cela était une affaire de dupes et que tous leurs gains provenaient d’un jeu très risqué. Et pendant tout ce temps, les banquiers avaient amené tout le monde, surtout eux-mêmes, à croire qu’ils étaient « extrêmement prudents ». Ils ne le sont pas ; ils sont juste incroyablement doués pour s’aveugler en évinçant la possibilité d’une perte considérable et dévastatrice. En fait, la supercherie se reproduisit dix ans plus tard, quand les grandes banques « sensibilisées aux problèmes des risques », se retrouvèrent une fois de plus sous pression, certaines d’entre elles, même, au bord de la faillite, après l’effondrement immobilier du début des années 1990 pour lequel l’industrie du crédit immobilier aujourd’hui défunte réclama un renflouement de plus d’un demi-trilliard de dollars aux frais du contribuable. La Réserve fédérale américaine protégea ces banques à notre détriment : quand les banquiers « extrêmement prudents » réalisent des profits, ce sont aux qui en bénéficient ; quand ils subissent des revers, c’est nous qui en assumons les frais. » (Nassim Nicholas Taleb, 2007, Le Cygne Noir, Les Belles Lettres, p. 75)

Vous me direz, Taleb est un ancien gérant de fonds. C’est un expert.
Argument valable. Alors que pensez quand un romancier décrit la crise actuelle… en 2007

« Depuis le début des années quatre-vingt, […] on assistait à une financiarisation croissante de l’économie. […] Plus étonnant encore, les marchés financiers encourageaient les entreprises à monétiser (on appelait ça « titriser ») tous leurs actifs. […] Ce qui nous préoccupe […] c’est que les acteurs de l’économie de marché semblent parfois aveuglés par leur foi dans la solidité du système. Ils oublient – ou font semblant d’oublie – que ces nouveaux instruments, s’ils fluidifient le marché, le rendent aussi plus fragile. Certains traders prennent des positions si complexes qu’ils ne sont même plus capables de chiffrer combien ils perdraient en cas de hausse ou de baisse brutale du dollar ou du pétrole. » (Antoine Bello, 2007, Les falsificateurs, Folio, p. 266-267)

Dans Cendrillon, Eric Reinhardt (2007) décrivait aussi très précisément la réussite puis la déroute d’un gérant de fonds spéculatifs en soulignant les fragilités du système et les mécanismes psychologiques en jeu.

Dès lors comment comprendre la surprise ? Ces auteurs sont-ils des pythies ? des bohémiennes lisant dans les cartes ? des chamanes ayant accès à des dimensions ignorées ? J’ai une autre interprétation.

Tout le monde, les experts du domaine en particulier, savait qu’il y aurait une crise. C’était inévitable. Mais il restait une incertitude majeure sur le moment où cela allait se produire. Dès lors, pour de multiples raisons dont, à mon avis l’avidité n’est pas la principale, chacun devait continuer sa route comme avant, tant que possible, ou pire, s’enrichir au plus vite, accroissant ainsi les risques et l’ampleur de la crise.

Vous vous insurgez devant cet aveuglement, cet égoïsme, ce manque cruel de perspective. Je partage cette indignation, avec dans le même temps, un titillement de ma conscience.

Il y a devant nous une crise écologique majeure. Impossible de la nier, elle est parfaitement documentée (voir par exemple les travaux du GIEC). Et alors comment réagissons-nous ?

On peut mobiliser de multiples théories issues de la stratégie (path dependency, théorie des jeux, etc.), de la psychologie ou de la sociologie (expérience de Milgram, etc.) pour comprendre ces inerties.

Cela doit-il nous absoudre de nos responsabilités individuelles ?

lundi 1 juin 2009

Stratégie des hirondelles ou nearsourcing (addendum)

Lu dans l’hebdomadaire québécois Les Affaires :

Primus Canada a fermé ses centres d’appels de Mumbai en Inde pour les rapatrier au Nouveau-Brunswick « Plus un appel est complexe, plus c’est important de le traiter au Canada » confie le VP Marketing. D’autant que si le client n’obtient pas ce qu’il souhaite, le fait que l’appel soit traité à l’étranger est un irritant supplémentaire.

Bell Canada transfère un million d’appels d’Inde au Québec. Au cours des dernières années Bell a transféré à Trois Rivière des appels du Maghreb, mais aussi du Nouveau-Brunswick après que les clients se soient plaints de la qualité du Français des agents. (Les Affaires, LXXXI, N°22)

Autre exemple : Les ateliers de tricotage La Mascotte dessinent un cheminement classique d’une entreprises face qui finit par céder au nearsourcing.
En 1995 l’entreprise avait délocalisé sa production de pull-overs en Bulgarie et au Maroc afin de baisser de 20% les prix de revient. Cependant le temps de fabrication d’un pull-over était deux fois plus long qu’en France.
En 2001, pour résister aux concurrents chinois dont les prix de vente sont jusqu’à dix fois moins chers, l’entreprise a deux choix : délocaliser en Chine ou faire le pari de la valeur-ajoutée. Georges Lustignan, son PDG, fait le choix courageux d’une stratégie de valeur-ajoutée, assez classique dans le monde du vêtement : sorties fréquentes de petites séries qui collent à la mode avec un taux de roulement en magasin rapide.
Le PDG explique au Journal du Net : "Au début, tout le monde nous a regardé d'un drôle d'air, la grande distribution ne jurait que par la Chine. Mais nous avons décidé de vendre un autre produit : un produit capable de coller à la mode rapidement, d'être livré rapidement, d'être conçu en petites quantités pour pouvoir être testé quelques jours dans les boutiques".
Le site Internet de l’entreprise affirme ses avantages concurrentiels :
- Intégration complète et maîtrise totale du produit
- Réalisation de grandes séries très rapidement.

Plus on va intégrer dans l’évaluation des coûts des dimensions qui ne sont pas encore mesurées (coût carbone, valeur de la réactivité, insatisfaction des clients, etc.), plus certaines entreprises vont réaliser l’intérêt qu’il peut y avoir à relocaliser.