vendredi 11 octobre 2013

Gérer le portefeuille d'innovations


Dans la revue « Premium » publiée par LesAffaires, la traduction d’un article de Nagji et Tuff, publié originellement dans la Harvard Business Review de mai 2012 (67 – 74) sous le titre : « managing your innovation portfolio ».

Dans un contexte d’hyperconcurrence, tout le monde s’entend qu’il faut innover. La question est : comment faire ? L’article apporte une contribution intéressante à la réflexion. Il étudie le portefeuille des projets d’innovations des entreprises.


Les portefeuilles sont composés de trois types d’innovations :
  • L’innovation de base : l’amélioration de l’existant (les façons de faire, les produits). Par exemple le lancement d’un nouveau goût de yoghourt, ou d’un nouveau type d’emballage. Ce type d’innovation exploite les capacités existantes (ressources, compétences).
  • A l’autre extrême se trouve l’innovation de transformation : elle repose sur l’invention de nouvelles offres, voire la création d’entreprises radicalement différentes. iTunes pour Apple, Orange pour France Télécom, Esensis pour Danone (le premier yaghourt alicament). Ce type d’innovation est évidemment plus complexe. Se transformer suppose d’être capable de changer sa vision du client, pour saisir les besoins derrière les attentes exprimées, ainsi que de faire appel à  des capacités nouvelles.
  •  L’innovation adjacente : elle concerne l’application des capacités existantes dans de nouveaux usages (nouveaux procédés, nouveaux produits). Le fromage Philadelphia au chocolat Milka est un exemple. Là encore il s’agit d’un changement de regard : pouvoir distinguer les capacités de leur exploitation, et savoir se demander comment les exploiter autrement.


La grande question est de savoir quel est l’équilibre optimal du portefeuille de projets d’innovation. 

Pour répondre à cette question, les auteurs ont réalisé une étude sur des entreprises des secteurs de la technologie, des produits industriels et de la consommation. (On n’en apprend pas plus dans l’article, ce que l’on peut regretter). Ils ont analysé les corrélations entre les structures du portefeuille et la performance mesurée par l’évolution du cours de l’action

Résultat : Le portefeuille optimal est le suivant (ce serait d’ailleurs la répartition des projets chez Google) :
  •  70% de projets d’innovation de base,
  • 20% de projets d’innovation adjacente,
  • 10% de projets d’innovation de transformation.


L’analyse va plus loin en s’intéressant à la part des bénéfices nets attribuables à chaque catégorie d’innovation.
  •  Les 70% de projets d’innovation de base, produisent 10% des bénéfices,
  • Les 20% de projets d’innovation adjacente, produisent 20% des bénéfices,
  •  Les 10% de projets d’innovation de transformation, produisent 70% des bénéfices.


Il faut cependant nuancer ces résultats :

(1) En fonction des secteurs d’activité. 
Sans surprise, la part des innovations de base est plus importante dans le secteur industriel, les innovations de transformation sont plus présentes dans le secteur des technologies.

(2) En fonction de la position concurrentielle de l’entreprise. 
Logiquement, les entreprises en position de leadership ont plutôt tendance à privilégier les innovations de base visant à exploiter les capacités actuelles (et donc à rentabiliser le modèle d’affaires), les entreprises en perte de vitesse ont tout à gagner à se lancer dans des projets de transformation qui peuvent rebattre les cartes sur le marché.

(3) En fonction de la phase de développement de l’entreprise.
Pour faire leur place sur un marché les nouveaux entrants cherchent à exploiter des innovations de transformation, alors que les entreprises matures elles « font cracher » leurs capacités sur leur marché existant, en privilégiant des innovations de base. 


Plusieurs facteurs expliquent pourquoi il est complexe de faire de la place à de l’innovation de transformation pour une entreprise.
  • L’innovation de transformation suppose une compréhension fine des tendances sociétales, des possibilités technologiques et surtout des besoins des clients de type ethnographique.
  • Les équipes doivent être séparées de celles assurant les opérations quotidiennes (il y a débat dans la littérature scientifique sur ce point, et les résultats des études de cas de mon doctorat m’amènent à nuancer cette affirmation).
  • Les innovations de transformation se prêtent mal aux mécanismes classiques de gestion budgétaires. En effet, par essence, leur ROI est impossible à calculer. Comment chiffrer un marché qui n’existe pas. Pourtant leurs besoins budgétaires sont importants. Les auteurs suggèrent que la mise en place d’une structure de financement hors budget (du capital risque interne en quelque sorte) serait une solution. Voir par exemple : le fonds Global Health Innovation de Merck, ou le programme Early Stage Accelerator de Motorola.
  • La gestion du cycle d’innovation est aussi différente. Dans les innovations de base, le processus doit gérer un grand nombre d’idées pour les filtrer au fur et à mesure (il y a beaucoup de façons d’améliorer les choses). Au contraire, la gestion de l’innovation de transformation suppose de se concentrer sur un petit nombre d’idées pour les développer par itérations successives (il y a peu d’idées révolutionnaires).
  • Le mécanisme de gestion de projet par Stage Gate est aussi un frein au développement de projets de transformation. Chaque gate aboutit à une décisions de Go / No go sur des critères qui ne permettent pas de valoriser ce type de projets exploratoires, aux ROI non chiffrables. Souvent la volonté du gestionnaire de projet de passer les gates, l’amène à réduire les risques. C’est pourquoi BRP a choisi de faire évoluer son processus de stagegates pour donner une chance aux projets fortement innovants.
  • Il faut en particulier élargir la notion de ROI de ces projets, en particulier dans les phases de lancement. Le ROI financier est impossible à estimer. En revanche d’autres variables, parfois qualitatives peuvent être intégrées pour évaluer la pertinence d’un projet. Par exemple : l’apprentissage généré (c’est une variable à laquelle Google a intégré dans l’évaluation des nouveaux projets), l’effet d’image à l’externe ou à l ‘interne, la mobilisation et l’attraction des talents, etc.


L’article est intéressant parce qu’il confirme des résultats que l’on retrouve dans la littérature. Les analyses quantitatives sont assez rares pour être signalées. Citons pour les travaux les moins obscurs :
  • Kim et Mauborgne (Stratégie Océan Bleu) concluent d’une étude sur 108 entreprises que les activités créant un nouvel espace stratégique, un océan bleu, ont plus d’impact sur la performance. Les activités Ocean Bleu représentent 14% des lancements pour 61% des bénéfices.
  • Hamel (Leading the revolutionanalyse l’évolution des 500 entreprises du Standard and Poor. Il constate qu’il y a un décalage croissant en matière de retour aux actionnaires entre la médiane et la moyenne de ces compagnies. En 1999, seules 29% faisaient mieux que la moyenne, chiffre en baisse. Et Hamel de conclure qu’il existe un petit nombre d’entreprises particulièrement performantes qui creusent l’écart. Il l’explique par un manque d’innovation dans les modèles d’affaires. Je cite : « Le nombre de sociétés médiocres ne cesse de croître. (…) Les entreprises qui ont passé la décennie qui vient de s’écouler à tenter de soutirer la dernière goutte de productivité de modèles d’entreprise éculés ont désormais atteint le point des retours décroissants. (…) Et pendant que la direction polarisait son attention sur les processus et les systèmes internes, elles prêtaient largement le flanc aux attaques d’innovateurs hétérodoxes. (…) Seules quelques entreprises ont réussi à inventer des modèles d’entreprise entièrement nouveaux ou à réinventer profondément les modèles existants. » (Hamel, 2000 : 36-37)


Il souligne aussi des facteurs clés de succès très importants pour un gestionnaire :
  • Les compétences de vigie et d’ouverture à développer.
  • Le besoin de mettre en place un mode de financement interne indépendant des processus budgétaires normaux.
  • Le besoin de faire évoluer le mode de gestion de projets par stage gates pour permettre d’introduire plus de divergence et de souplesse.


Quelques limites cependant :
  • D’abord pas de description de la méthodologie. Toujours suspect.
  • Ensuite ces travaux qui s’intéressent aux entreprises qui surperforment en matière de cours boursier (un grand classique, voir aussi Collins) partagent un défaut souligné par Raynor (dans The strategy paradox) : ils ne s’intéressent qu’aux entreprises qui réussissent. Et non à celles qui échouent. Rien ne dit par exemple que les entreprises qui échouent ne partagent pas la même répartition dans leur portefeuille que celles qui réussissent (c'est aussi le problème de raisonner par corrélations). Il serait intéressant par exemple de voir comment Kodak gérait son portefeuille d’innovations. Peut-être constaterions-nous que, bien qu’appliquant les principes d’une entreprise mature, c’est précisément l’absence d’investissement dans des projets de transformation qui l’a perdue.