mardi 15 décembre 2009

Le jeu vidéo ne sera plus ce qu’il était (partie 2 : ça va « fighter » dur !)

Nous verrons dans cette seconde partie comment des facteurs de rupture modifient les règles du jeu, comment des espaces concurrentiels nouveaux émergent et de nouveaux concurrents se développent. Finalement nous nous demanderons quels enseignements sont généralisables.


Les ruptures technologiques

Plusieurs facteurs technologiques modifient radicalement l’échiquier concurrentiel.
Le premier est évidemment le développement de l’Internet. Quand j’étais jeune, chacun jouait sur sa console. On invitait ses copains le mercredi après-midi. Avec l’âge nous avons constaté une évolution. Au début chacun jouait sa partie, puis il a été possible de se succéder pour comparer ses résultats, puis de lutter au coude-à-coude dans la même partie. Cette progression vers l’interaction nous émerveillait. Aujourd’hui les jeux exploitent massivement les possibilités des réseaux : les jeux sont devenus multijoueurs, en ligne. Ainsi les croûtons de mon espèce peuvent vivre l’amère expérience de se faire piler par un sud-coréen de 17 ans. Triste métaphore de notre époque ?

Les nouvelles technologies offrent des possibilités nouvelles pour les jeux. La réalité virtuelle, la réalité augmentée, et la détection du mouvement (j’en oublie certainement) constituent des ruptures qui ouvrent des espaces nouveaux d’innovation. Dit autrement, dans trois ans, les jeux vidéos ne ressembleront plus du tout aux jeux actuels.

Par exemple Ubisoft a annoncé le lancement d’un jeu de fitness appelé « Your Shape » qui exploite les possibilités offertes par la technologie de détection de mouvements brevetée d'Ubisoft. Il n’y a plus de manettes. Le jeu reproduit les mouvements naturels du joueur (un pas plus loin que la Wii). Cela fait dire à Yves Guillemot, PDG d’Ubisoft : « Le développement de cette nouvelle caméra pour la Nintendo Wii combiné avec notre technologie de détection de mouvements constitue une avancée technologique majeure dans l'industrie des jeux vidéo et dans celle des sports de fitness ». On peut d’ailleurs imaginer que Ubisoft va devenir un concurrent direct des centres de fitness.

Une conséquence directe de ces ruptures est la hausse du coût de développement des jeux. D’où le besoin de faire tourner à plein l’équation du modèle d’affaire (voir partie 1) et en particulier de jouer l’effet multiplicateur de profits.


L’effet nuage

On retrouve à l’œuvre dans ce secteur le phénomène décrit par Nicholas Carr dans « The big switch » (commentaire à venir un de ces jours) : l’augmentation de la puissance des ordinateurs ainsi que l’élargissement de la bande passante ont des effets structurels.
En particulier « l’effet nuage », le fait que les logiciels n’ont plus besoin d’être installés sur l’ordinateur, mais que l’utilisateur peut avoir accès à distance au logiciel (les exemples les plus courants sont les suites google). Certains jeux nécessitent d’installer un logiciel sur son ordinateur, (par exemple World of Warcraft, le modèle du genre), d’autres pas. Ainsi Gameforge, un éditeur allemand faisant partie des leaders du secteur enregistre 85 millions de joueurs pour 15 jeux. Une transition est en train de s’opérer de la console vers l’Internet. Dans cette logique le terminal (ordinateur ou console) devient un point d’accès vers un monde de jeu virtuel. Selon PwC, les produits en ligne représentaient 9,4 milliards de dollars sur les 55 milliards de jeux vidéo en 2009

Le modèle de revenus classique d’un producteur de jeu était la vente à l’unité du jeu. Mais « l’effet nuage » bouleverse la donne. Puisque le jeu n’est plus installé sur les ordinateurs, comment générer des profits ?

- La facturation de l’interface. Il est possible de facturer l’installation du logiciel de base qui permet d’accéder à l’univers dans le nuage. Cependant on comprend que cela constitue un frein à l’entrée et que le jeu doit avoir une très bonne renommée pour pouvoir imposer cela. Les nouveaux entrants auront au contraire intérêt à proposer l’interface gratuitement pour recruter (sauf à proposer une expérience d’une telle valeur-ajoutée que cette facturation puisse se justifier).

- L’abonnement. Autre source de revenus : l’abonnement (comme le fait world of warcraft) justifiée par les travaux constants d’amélioration du jeu : tant sur le plan technique que sur les nouveautés scénaristiques. L’effet de fidélisation est immédiat. En effet un jour qui progresse dans le jeu améliore les pouvoirs de son avatar. Il est dès lors très difficile pour lui de quitter le jeu pour recommencer à zéro ailleurs (disons que le switching cost est élevé).

- La facturation à l’usage. Il est aussi possible de facturer les utilisateurs en fonction de l’usage qu’ils font du jeu. Par exemple en vendant des extensions (nouveaux univers, nouvelles quêtes) ou, plus surprenant, des éléments qui permettent d’améliorer les avatars (équipement, compétences, etc.). Ainsi selon ThinkEquity, 10% des joueurs sociaux dépensent de l’argent réel pour acheter des biens virtuels. Cela rapporte actuellement 28 millions de dollars par mois aux exploitants des jeux. Cela pourrait atteindre 1,2 milliard d’ici 2012 (j’imagine que c’est par an, mais la source ne mentionne pas). Une des limites de ce modèle est le coût élevé de la gestion des paiements pour des petites sommes qui réduit la rentabilité.

- Le financement par la publicité. Modèle classique, présent de plusieurs façons : par la facturation de la publicité sur les sites d’accès ou, plus subtilement, par l’introduction de produits dans le jeu, comme cela se fait dans les films.


De nouveaux modèles

Face aux jeux toujours plus beaux et plus coûteux, on voit se mettre en place un processus d’innovation décrit par Clayton Christensen dans "The Innovator's Dilemma" et "The Innovator's Solution". L’idée est que dans un marché qui se sophistique, l’innovation finit par dépasser les besoins des clients, ainsi se libère un espace de marché sur les critères simplicité – prix réduit. Cette dynamique est à l’œuvre dans le secteur du jeu vidéo.

Quel est le segment de l’offre qui se développe le plus actuellement ? Les jeux de moins bonne qualité en ligne, les jeux sociaux (ex. sur Facebook) ou pour les téléphones portables, moins chers, moins coûteux et adaptés à une évolution des besoins des consommateurs vers plus de nomadisme et de brièveté (dans la durée du jeu). Par exemple Zynga, le leader du secteur des jeux sociaux comptait 22 millions d’utilisateurs en janvier 2009, contre 170 millions aujourd’hui.
Ces jeux bouleversent le modèle traditionnel du secteur en changeant radicalement les prémisses :
- les coûts de développement sont peu élevés (quelques centaines de milliers de dollars).
- le développement est rapide (ce qui permet de proposer une offre en constante évolution).
Dit autrement on s’approche du modèle Zara : rotation rapide de l’offre, faible coût de conception et de fabrication.

Ces nouveaux modèles ne cannibaliseront pas le secteur des jeux vidéo au complet. Ils constituent cependant un petit chien agressif qui mord les mollets. Les géants, ceux dont la marque et la qualité sont établies, seront préservés. Ils auront les moyens d’investir pour continuer à améliorer l’expérience du joueur et à justifier leurs prix. En revanche, les studios intermédiaires sont menacés : pour se démarquer, ils doivent soit améliorer leur qualité, soit adopter le nouveau modèle d’affaires (ce qui est très difficile à faire), avec des propriétés intellectuelles peu valorisables. La suite normale : tentatives désespérées de basculer vers le modèle d’affaires émergent, faillites, rachats. A observer dans les mois qui viennent.


Généralisons pour conclure


Il est possible que votre entreprise ne crée par de jeux vidéos (il paraît qu’il continue à y avoir une vie en dehors). Alors que retenir de cette réflexion ? Certains phénomènes que nous avons croisés constituent des tendances lourdes. Ils concernent tout le monde.

1. Le phénomène de convergence est à l’œuvre dans tous les secteurs. D’où viendra votre prochain concurrent, celui qui réinventera votre métier en faisant des liens inattendus ? Surveillez le secteur des télécoms, ils ont la maîtrise du canal d’information qui prend de plus en plus de place. Ils sont en position de force. Exemples : Orange entre dans la TV (voir les contrats sur la diffusion sportive), et le second opérateur de téléphonie japonais a obtenu une licence bancaire.

2. Toute entreprise devrait se poser la question de l’impact sur mon métier de l’équation suivante : élargissement de la bande passante + accroissement de la capacité de calcul des ordinateurs. Dans les interactions avec les clients les effets sont majeurs. Les possibilités d’enrichissement de la relation à distance multiples.

3. Savez-vous répondre au besoin grandissant de mobilité et de simplicité. Vos produits, votre façon de servir vos clients sont-ils adaptés ?

3. En améliorant sans cesse vos produits pour rester à la pointe du progrès, quel est l’espace concurrentiel que vous libérez ? Avec la crise l’espace simplicité – bas prix (yaourt nature, eau du robinet plutôt qu’eau en bouteille) peut-être très profitable. Surveillez le. Peut-être avez-vous intérêt à ne pas le délaisser.