mardi 20 décembre 2011

Promesses et désillusions

Chronique 6 pour l'émission de Dominique Poirier "L'après midi porte conseil" sur les ondes de Radio Canada.

Ma série de chronique a regardé l’évolution du travail avec beaucoup d’optimisme. Je voudrais pour conclure cette série avoir un regard plus critique. J’ai énoncé plusieurs promesses, qui entraînent quelques désillusions dans la réalité socio-économique actuelle. Il pourrait sembler que j’ai survendu trois sujets :
- L’économie de la connaissance
- Les emplois de qualité
- L’épanouissement personnel au travail.
Pourtant ma conclusion sera une réaffirmation d’une vision optimiste.


1. L’économie de la connaissance ne protège pas des délocalisations

Nous avons basculé dans une économie de la connaissance, une économie post-industrielle dans laquelle l’activité économique repose essentiellement sur la circulation et le traitement de l’information et de la connaissance : le passage de la chaîne de montage à l’ordinateur ou de l’industrie au service en quelque sorte.
La vision traditionnelle est que dans la répartition mondiale du travail, les pays occidentaux ont une longueur d’avance en matière en la matière : de meilleures universités, plus de brevets, d’innovation, de produits haut de gamme, etc. Et pour éviter les délocalisations d’emplois vers des pays à moindres coûts du travail, il faudrait créer des emplois à forte valeur-ajoutée et à haut niveau de diplôme.

La promesse : un travail à forte valeur-ajoutée, à haut niveau de diplômes est un incontournable dans l’économie du futur. Ce n’est pas faux. Mais l’équation est incomplète.
Robert Reich, universitaire, secrétaire du travail de Clinton entre 92 et 97, introduit une variable supplémentaire : la technologie. Prenons l’exemple d’un hôpital. Si l’on suit la logique de l’économie de la connaissance, les métiers les moins à risques seraient ceux à plus forte valeur-ajoutée, donc les chirurgiens. Or avec le développement de la télémédecine, ce sont justement ceux qui sont délocalisables, alors que l’on aura toujours besoin des infirmières et des préposés auprès des patients. Dans le domaine du droit, plusieurs entreprises en Inde proposent de rédiger les contrats pour des entreprises américaines. La commande est envoyée le soir, les indiens travaillent pendant la nuit (avec le décalage horaire) et quand les Américains rentrent au bureau le contrat est prêt. En revanche on a toujours besoin de la femme de ménage qui nettoie les bureaux pendant la nuit.
Donc première désillusion, ce n’est pas le cas dans tous les métiers, mais avoir un métier à haute valeur-ajoutée ne garantit pas la pérennité. Le progrès technologique redistribue les cartes.


2. On promettait les emplois de qualité et on a les emplois atypiques

Un des mythes de l’économie de la connaissance est qu’elle génère des emplois de qualité. Ce n’est pas faux. Mais par pour tout le monde. En fait on voit à travers de multiples indicateurs un écart se creuser entre une population d’inclus, techno, diplômés, ouverts sur le monde, et une population au service de ces emplois.
Autre caractéristique, une part croissante des emplois créés sont atypiques : temps partiel, travailleurs autonomes. Au Québec, ils représentaient 16,7% en 1976 contre 37% en 2009 selon l’Institut de la statistique du Québec. Evidemment cela peut être un choix, mais pour beaucoup le temps partiel est subi, le choix du travail autonome est lié à l’incapacité à trouver un travail salarié. Cette situation touche particulièrement les femmes. Cette évolution est un des facteurs qui explique les tensions sur la classe moyenne. Une statistique, en 2006 40% des travailleurs montréalais gagnaient moins de 20 000 $ par an.

Tout en bas de l’ordre social, pour reprendre l’expression marxiste, il y a le sous-prolériat, le lumpenproletariat. Nous les connaissons tous, ils font le ménage, servent dans les cafétérias en bas des tours à bureaux, livrent des colis, etc. C’est parmi eux que l’on trouve des travailleurs pauvres qui ont plusieurs emplois, à temps partiel pour essayer de joindre les deux bouts. Aux Etats-Unis en 2010, selon le Census Bureau, 21 millions de personnes vivent dans des familles de travailleurs pauvres. Selon la théorie marxiste le sous-prolétariat n’a ni conscience de classe, ni conscience politique. Dit avec des mots d’aujourd’hui cela veut dire qu’ils n’ont pas de revendications collectives, pas de syndicats et qu’ils ne votent pas. On ne les entend pas. Ils ont manqué le train du travail moderne.


3. On promet l’épanouissement personnel et on a le stress et la dépression

Autre promesse que j’ai largement diffusée au cours des cinq premières chroniques. Le travail sera de plus en plus un espace d’épanouissement personnel. Or que constate-t-on ?
Le mal-être au travail se développe si l’on prend comme indicateurs le stress au travail.
L’OCDE vient juste de publier un rapport intitulé : « Mal être au travail ? Mythes et réalités sur la santé mentale au travail ». Elle estime que le coût est de l’ordre de 3% à 4% du produit intérieur brut dans l’Union Européenne. L’OCDE estime qu’une pension d’invalidité sur trois dans certains pays, un sur deux est motivée par des problèmes mentaux, un chiffre en augmentation. Au Canada, le stress et les problèmes de santé mentale représentent 40 % des demandes d’invalidité au long terme. Chez les travailleurs temporaires et chez les salariés les moins qualifiés l’impact est encore plus important.

Le mal-être au travail n’est pas nouveau. Cependant les sociologues du travail constatent une évolution forte. Dans l’économie industrielle, dans les usines où l’organisation du travail était conçue pour que l’esprit puisse s’échapper pendant que les bras s’activaient dans des tâches répétitives et monotones et où l’individu n’avait pas de pouvoir de décision, les maladies mentales étaient liées à un clivage entre corps et esprit : abrutissement, la peur de l’autorité, etc.
Dans le monde du travail actuel, c’est nous l’avons abordé à plusieurs reprises dans ces chroniques, l’individu dans son intégralité (sa tête, ses bras, son cœur) qui est mobilisé. On a besoin de lui au complet pour qu’il puisse réussir sa tâche. L’ouvrier de demain sur sa chaîne de production sera polyvalent, membre d’équipe autonomes, innovacteur. Il l’est déjà dans les entreprises les plus performantes. Dès lors il n’a pas d’espace pour protéger son individualité. Il est totalement impliqué dans son travail. Toute critique, toute non performance, toute remise en question, le touche au plus profond de lui. Pour ceux qui ne peuvent résister, qui ont peur de ne pas être à la hauteur, le burn-out et la dépression sont au bout. Et cela peut aller jusqu'au suicide.
L’épanouissement personnel est-il une fausse promesse du futur du travail ?


4. Alors que faire ?

Un fossé qui se creuse entre les inclus et les autres (et des travailleurs pauvres qui partent à la dérive), entre les bons emplois et les emplois aliénants, et un travail qui pour beaucoup n’est pas épanouissant, mais stressant, angoissant, voire destructeur. Alors que faire ? La vision positive du travail que j’ai essayé de présenter pendant cinq chroniques, basée sur des études sérieuses et des expériences d’entreprises à succès, est-elle une imposture ? Au contraire.
Pour s’inscrire dans la division internationale du travail et créer des emplois à forte valeur-ajoutée, non délocalisables et épanouissant, il est nécessaire de miser sur la formation initiale et tout au long de la vie. Apprendre, se développer fera de plus en plus partie de la carrière. Ainsi au Danemark, le concept de flexsécurité qui inspire plusieurs pays européens, est basé sur une facilité à licencier pour les entreprises, un dialogue développé entre entreprises et syndicats forts, une prise en charge des salariés par l’Etat dans des conditions avantageuses pour ne pas qu’il y ait une rupture de salaire et des incitations à se former pour reprendre un emploi. Cette logique accompagne les mutations économiques, ce que l’on appelle la destruction créatrice qui est le moteur de l’économie de marché. (Au Danemark la durée moyenne dans une même entreprise est de 7 ans). Les modes d’apprentissage doivent aussi évoluer en s’appuyant, en particulier, sur de nouveaux outils.
Pour créer de la valeur ajoutée, générer de la productivité, et justifier l’écart de salaires avec les pays à faible coût de main d’œuvre, il faut miser sur l’innovation, pour exporter des produits, des savoir-faire, des services, ou des brevets qu’on ne trouve pas ailleurs. Cela suppose de mobiliser l’énergie de chacun, de faire de chaque employé un innovacteur qui propose de nouvelles idées, essaye de nouvelles choses. C’est une évolution assez fondamentale du mode de gestion dans les organisations.
Pour que cela soit possible, il faut que les individus soient bien dans leurs têtes. Le bonheur au travail sera un levier de performance dans le futur. Les entreprises seront de plus en plus responsables de créer un environnement qui permet aux individus de s’épanouir, ce qui suppose de mettre à leur disposition des outils de développement personnel (coach de vie, mentorat, etc.). Par exemple British Telecom a fait de l’état mental et du bien-être des employés un critère dans l’appréciation des gestionnaires.


Nous sommes en train de vivre cette mutation. Les choses sont plus avancées dans certaines organisations. Mais des tendances lourdes se dégagent. Il n’y a pas, à mon avis, d’autre voie de réussite économique que d’imaginer des organisations du travail qui en font un lieu d’épanouissement personnel, avec la complexité que cela suppose, puisque chacun est différent.

Il restera une catégorie d’exclus, ceux qui ne peuvent embarquer. La prise en charge de cette population est une question politique : c’est une question de vivre ensemble. Mais cela ne remet pas en question ma vision optimiste de l’avenir du travail.

lundi 19 décembre 2011

Travailler c’est apprendre (et inversement)

Cinquième chronique dans l'émission de Dominique Poirier, "l'après midi porte conseil" (Radio Canada).

Nous avons beaucoup évoqué durant les chroniques précédentes les défi de changement auquel fait face tout individu au travail. On a plus de choses à apprendre, plus rapidement, et de manière continue. Au cœur de l’enjeu d’adaptation se trouve la compétence. Hors sur ce front aussi les choses changent.

Le contenu des apprentissages évolue :
• des connaissances explicites aux connaissances tacites,
• du savoir-faire au savoir-être, et l’on voit apparaître un terme qui est intéressant, le savoir devenir,

Les façons d’apprendre évoluent :
Dans un monde en changement accéléré on ne peut plus apprendre de la même façon. Dans le modèle ancien où la connaissance s’accumulait et où les outils changeaient au rythme de la vie humaine, on pouvait apprendre, en caricaturant un peu, « une bonne fois pour toute ». Dans cette logique on allait à l’école, à l’université, on avait un diplôme, sésame précieux pour entrer dans le monde du travail et s’y faire une place. On passait le reste de sa vie à se perfectionner. Ce modèle évolue. On parle aujourd’hui d’apprentissage tout au long de la vie : retourner à l’école, prendre le temps de se former tout au long de son travail.


1. Ce qu’il faut apprendre

Avec un environnement qui évolue, les connaissances à maîtriser changent. Il y a d’ailleurs beaucoup de choses qui auront changé avant même qu’on les maîtrise. J’insisterai sur deux dimensions qui me paraissent décisives pour le futur.

L’information tacite
Dans les entreprises les intranets et les classeurs dégorgent de recueils de procédures. Pourtant fréquemment, les employés ont l’impression que l’information n’est pas accessible. Et en effet, 70% à 75% de l’information est tacite, non formalisable, inscrite dans le corps ou le cœur, plus que dans le papier (il n’y a pas de procédure écrite pour expliquer comment gérer ses émotions face à un client en colère). Or c’est justement cette information qui permet aux entreprises de se différencier de leurs concurrents : les procédures pour cuire un hamburger sont les mêmes mais les attitudes face aux clients différencient les restaurants de restauration rapide.

Transmettre cette information tacite est donc capital pour les organisations. Mais comment faire ? Le mode traditionnel de transmission : formalisation des connaissances puis transmission de celui qui sait à celui qui apprend est inopérant.

Le savoir devenir
Ce qu’il faut apprendre pour être performant dans un travail s’est enrichi. Au delà du savoir-faire, le savoir-être a pris de l’importance (il touche les attitudes et comportements) et on voit apparaître un champ nouveau : le savoir devenir. C’est à dire savoir se projeter dans le futur, imaginer ce que l’on veut être, identifier les remises en question de que l’on faire, les connaissances que l’on doit développer. Compte tenu de la vitesse des changements, « apprendre à apprendre » et « savoir devenir » sont deux compétences clés que chacun doit développer.

Pendant longtemps les services de ressources humaines des entreprises avaient pris la responsabilité de la formation des employés, ils définissaient les plans de formation, et un jour on était convoqué à un stage. Aujourd’hui de plus en plus d’entreprises renvoient aux individus une part plus ou moins grande de la responsabilité du développement de leurs compétences (le fameux savoir-devenir). Evidemment la contrepartie de cette responsabilisation des individus est de leur proposer un projet qui a du sens pour eux, pour qu’ils puissent donner une direction cohérente à leurs efforts.


2. Les façons d’apprendre : De l’école à l’apprentissage dans l’action

La façon dont nous apprenons change.

Apprendre dans l’action
Si je contraste les choses de manière caricaturale :
Replongeons nous dans notre monde d’avant l’informatique. A l’époque apprendre c’était transmettre une connaissance formelle. Dans l’univers mécanique dans lequel les engrenages cassent si on ne les tourne pas dans le bon sens. Pour ne pas briser les machines, on lisait les modes d’emploi avant d’essayer. De plus le savoir était moins accessible, pas d’internet, de wikipedia, la transmission du savoir se faisait dans une relation maître – élève, celui qui sait vers celui qui apprend.

Aujourd’hui comment fait-on pour apprendre à faire fonctionner un objet ? Prenons par exemple un appareil photo numérique. On commence par appuyer sur un bouton et l’on voit ce que ça donne. Dans une logique d’essai-erreur, en allant sur internet, dans des forums voir ce qu’en disent les autres utilisateurs, on finit par apprendre à s’en servir. Avec l’électronique le coût de l’essai est nul. Si votre ordinateur plante, il n’est pas brisé. Il suffit de le rebooter.

Cela illustre une évolution fondamentale dans les façons d’apprendre. On apprend de plus en plus (les jeunes tout particulièrement) dans l’action, dans une logique d’essai-erreur et non plus dans une transmission explicite sachant - apprenant. Cela redonne de l’importance au jeu comme mode d’apprentissage. Les serious games se multiplient. Bombardier par exemple a recours à un jeu sérieux pour intégrer les nouveaux arrivants. Tout le monde s’y met : L’Oréal pour recruter, ou, en France, la fédération de la Métallurgie (FGMM-CFDT) avec « Majobaventure, dans la jungle de l’entreprise »,

Mais comment apprendre dans des environnements où l’erreur n’est pas possible ? Le cas s’est posé dans les écoles d’infirmières du Québec. L’apprentissage théorique passait mal. Mais dans ce métier, l’apprentissage par essai-erreur pose problème. La solution : la simulation. Au Québec, plusieurs écoles d’infirmières utilisent le Sim Man, un mannequin bourré d’électronique qui permet d’expérimenter la plupart des gestes de l’infirmière.



Autre outil de simulation : le développement de mondes virtuels. Un rapport de l’OCDE daté de juin 2011, conclut à l’efficacité de cette méthode d’apprentissage. Par exemple, au Québec, le comité de main d’œuvre du commerce de détail a créé un monde virtuel, Zone Détail. Les superviseurs s’y créent un avatar et se trouvent confrontés à des situations réalistes de gestion d’un commerce de détail.



Première tendance : un apprentissage de plus en plus dans l’action. Seconde dimension : on apprend de plus en plus dans l’échange avec ses pairs.

Apprendre avec les pairs
La situation se déroule dans une compagnie aéronautique. Evidemment dans ce genre de métier, les retours d’expérience sont des incontournables. Ils sont accessibles dans une base de données. Constat : les jeunes ingénieurs ne les fréquentent pas assez et reproduisent les mêmes erreurs que dans les projets antérieurs. Donc les gestionnaires se réunissent (probablement entre boomers) et se posent la question : comment faire pour que les jeunes ingénieurs regardent plus la base de données de retours d’expérience. Et la solution vient : faisons jeune, mettons de la vidéo au lieu des textes. Les jeunes ça n’aime pas lire, mais de la vidéo, ça devrait les toucher. Mais non les jeunes ingénieurs n’y allaient pas plus.
En fait dans la jeune génération, on ne cherche pas l’information, mais celui qui a l’information. Ils auraient préféré pouvoir entrer en contact avec ceux ayant vécu la situation. Cela met en évidence le besoin d’apprendre en relation avec les autres.

Concrètement le mentorat, le tutorat, le coaching sont des façons de transmettre entre pairs. C’est dans la relation, hors d’un rapport hiérarchique, que la connaissance se transmet. Cela peut prendre des formes vraiment étonnantes.
Lorsque GE s'est lancé dans sa transformation E-business, Jack Welsh a imposé aux gestionnaires du groupe de suivre un programme de mentorat avec des salariés de moins de 30 ans afin de les initier à l'Internet et de se laisser inspirer par le regard de cette génération. Ils ont ainsi passé ensemble une heure par semaine pendant plusieurs mois. Autre exemple : Déplaçons nous en Californie dans une usine d’Intel. Un travail approfondi a été réalisé pour identifier qui sait quoi, connaissances explicites ou tacites. C’est entré dans une base de données. Lorsque quelqu’un a besoin de développer un savoir, le logiciel propose un coach. Un contrat est réalisé entre eux, avec un plan de travail, pour permettre la transmission des connaissances. C’est ainsi qu’une adjointe administrative a mentoré un nouveau gestionnaire sur le sujet des réseaux informels, l’organigramme fantôme, qu’elle connaissait très bien.

Autre possibilité : mettre en place dans les entreprises des outils inspirés des réseaux sociaux grâce auxquels les employés peuvent communiquer entre eux, poser des questions et trouver des réponses, des sortes de twits internes (comme chez Best Buy, ou IBM). Il est aussi pertinent de mettre en place des communautés de pratiques dans lesquelles des gens de même métiers ou partageant les mêmes problèmes sont mis en relation les uns avec les autres pour échanger de l’information, dans des rencontres virtuelles ou physiques. Cela se répand de plus en plus à l’interne dans les organisations (Hydro-Québec) ou entre organisations (ex. wiki de pratiques de veille dans le secteur de la santé et des services sociaux). Cette logique peut aller très loin. Atos est une entreprise oeuvrant dans les technologies de l’information. Elle compte 74 000 employés partout sur la planète. Elle a annoncé qu’elle se donnait 18 mois pour abandonner le fonctionnement par courriels à l’interne. Les courriels seront remplacés par des outils collaboratifs : un outil de chat et un wiki internes.


Conclusion

L’enjeu de compétence est incontournable. Tout le monde le sait et pourtant les organisations sont souvent hésitantes à faire les efforts nécessaires. Deux angoisses justifient cette frilosité : « on va les former et ils vont partir ailleurs », et « ça coûte cher et on doit livrer ». Je rappelle cette merveilleuse phrase de je ne sais pas qui : « si vous trouvez que la compétence coûte cher, essayez l’incompétence ». J’ajoute que la capacité des individus à vivre les changements et à innover est fortement liée à la perception qu’ils ont de leurs compétences.

Je suis convaincu que :
- Le développement des compétences prendra une place de plus en plus grande,
- Les modes d’apprentissages vont évoluer. Le « on the job learning » prendra de plus en plus d’importance par rapport aux formations classiques dans des stages. On ne pourra plus opposer productivité et formation.
- Chaque individu sera de plus en plus responsable du développement de ses compétences. Le savoir devenir sera une compétence à développer.
- De nouveaux outils se développeront : serious games, simulateurs, mondes virtuels. Ils permettront un apprentissage dans l’action, ludique, responsabilisant et s’intégrant dans l’organisation du travail.

mercredi 7 décembre 2011

La carrière buissonnière

Quatrième chronique dans l'émission "l'après-midi porte conseil" de Dominique Poirier (Radio Canada). Thème de cette semaine : La carrière buissonnière.

L’évolution du travail sur la carrière tient en quatre passages :

Les deux premiers traitent de l’évolution du rapport au travail dans la vie.
- Du workholic au lifeholic
- De la logique de faire carrière à la logique de l’épanouissement

Les deux autres s’intéressent à l’évolution des modes de gestion des carrières.
- De l’entreprise à vie à plusieurs vies en entreprises
- De la voie royale aux chemins de traverse


Une évolution de la place de la carrière dans la vie

Pour comprendre les évolutions de la nation de carrière, il faut s’intéresser à l’évolution de la place du travail dans la vie des gens.

Pendant longtemps, la plupart des gens travaillaient pour gagner sa vie. Pendant la période de croissance de l’après guerre, travailler avait un sens : par le travail on accédait à une meilleure vie. Les choses sont moins certaines aujourd’hui.

Le rapport moral au travail était aussi différent. S’oublier dans son travail, sacrifier une partie de sa vie à sa carrière était socialement valorisé.

Enfin, le rapport de chacun au travail a changé. Pendant les années de l’économie industrielle de l’après-guerre (jusque dans les années 70), le travail avait une dimension collective (nouvelles protections collectives, développement du syndicalisme, socialisation par l’appartenance à l’entreprise). Dans les années 80, la société de consommation a développé l’individualisme, état dans lequel le regard extérieur est déterminant dans le sens que l’on donne à sa vie. En réaction, aujourd’hui, l’individuation (le fait de devenir de plus en plus soi-même) prend de la place. L’épanouissement est une ambition légitime, en particulier dans les jeunes générations.

Ainsi on ne travaille plus uniquement pour gagner sa vie, mais pour s’épanouir. On était workholic, on devient lifeholic. Entre carrière et épanouissement personnel, de plus en plus les gens arbitrent en faveur de leur épanouissement. Indice marquant : il est de plus en plus difficile de convaincre les employés de devenir gestionnaires.

Connaissez vous les mompreneurs ? Elles illustrent parfaitement cette tendance.
Ce sont de jeunes mères qui décident de quitter leur emploi pour partir en affaires. Elles veulent redevenir maîtresses de leurs destins, de leurs horaires et mieux concilier leur vie professionnelle avec leur vie familiale. Souvent, mais pas toujours, elles gagnent moins que dans leur ancien poste, leurs perspectives de carrière sont moins évidentes, mais elles font le choix de l’épanouissement personnel. Selon Valérie Froger qui a écrit un livre sur le sujet, elles seraient plus de cinq millions aux États-Unis et huit cent mille au Canada. Il faut savoir qu’au Canada, trois PME sur cinq sont créées par des femmes, dont 80 % sont des mères.


Les nouveaux itinérants, sans entreprises fixes

Pendant longtemps on pouvait passer sa vie professionnelle dans la même entreprise, et parfois dans le même métier. Cette réalité est aujourd’hui transformée. Aucune entreprise ne peut plus garantir un emploi à vie : parce que les aléas économiques et parce que personne ne sait ce que seront les métiers dans 10 ans. Les outils que nous utiliserons n’ont pour une bonne part pas encore été inventés. Nous savons tous que nous exercerons plusieurs métiers dans notre vie.

Ce que les entreprises peuvent promettre c’est de créer un contexte qui permet le développement de l’individu, qui assure son employabilité (le fait qu’il ou elle continue à avoir de la valeur sur le marché professionnel). Cela change radicalement la vision de la carrière. La fidélité, le dévouement à une organisation en échange de la sécurité de l’emploi c’est fini. Le contrat de carrière c’est un engagement de l’individu en échange d’opportunités d’épanouissement. Dans certaines entreprises, Danone pendant longtemps par exemple, les gestionnaires avaient pour objectif de former et d’exporter des talents (ils étaient évalués sur ce critère dans leurs objectifs annuels). Certaines entreprises se voient comme des écoles : elles attirent les meilleurs, les forment, utilisent leur énergie et leur engagement et puis un jour beaucoup partent (ex. P&G, GE, Danone, L’Oréal, etc.).
Nous passons d’une entreprise à vie à plusieurs en entreprises : la même si elle nous permet de nous renouveler, ou plusieurs.


La carrière buissonnière

Alors comment gérer les carrières dans ce contexte ? L’impact pour les gens de ressources humaines est majeur. Pendant longtemps les gens subissaient les choix des entreprises. Ils étaient mutés, on leur proposait des promotions qu’ils ne pouvaient pas refuser, etc. Aujourd’hui ils se révoltent. Voyez comme il est difficile dans certaines entreprises de trouver des employés qui veulent passer gestionnaires : beaucoup de troubles pour pas grand chose. Dans le futur parce que les entreprises auront de plus en plus besoin de talents pour réussir, cette dépendance va continuer à se réduire, les employés vont reprendre du pouvoir.

Permettre aux individus de se comprendre, les aider à défricher leurs chemins de vie et de carrière.
- Certaines entreprises mettent en place des entretiens de carrière différents de l’entretien d’évaluation de la performance afin de permettre aux gestionnaires de comprendre les projets de vie de leurs employés et de les aider dans ce cheminement.
- Le mentorat, interne à l’organisation, ou externe est aussi un moyen de réfléchir aux tortueux chemins de l’épanouissement personnel dans le travail. Chez Bombardier par exemple il existe un programme de mentorat. Il est volontaire et permet de travailler sur ce que l’on appelle dans le jargon RH les savoir-être.
- Zappos a aussi engagé un « coach de vie » à temps plein qui aide les employés à se fixer des objectifs et des stratégies de développement personnel et à mieux gérer l’équilibre vie privée – vie professionnelle.
- On voit aussi les organisations qui se soucient d’accompagner les employés à des moments clés de leur vie. Aujourd’hui cela commence à se faire par des formations à la retraite. Dans le futur cela touchera à mon avis d’autres aspects clés : devenir parent, etc.

Permettre aux employés d’essayer des choses différentes
Par exemple chez Zappos : Le processus de gestion de carrière est à la fois très structuré et très souple. Il intègre les aspirations des individus. Un processus est très significatif. Les personnes qui changent de départements ont une période d’essai de six mois durant laquelle ils peuvent décider de retourner dans leur poste d’origine s’ils ne s’y plaisent pas.
La participation à des groupes transversaux qui travaillent sur des sujets spécifiques est un moyen dans les grandes entreprises d’amener les individus à se rencontrer, et à voir ce qui se passe ailleurs.

Multiplier les chemins de traverse
La linéarité des carrières est morte. Pour s’épanouir les individus auront des parcours de plus en plus chaotiques, alternant des phases de travail intense, de retour aux études, des moments d’implication dans la vie familiale, voire d’expérimentation pro-perso. Certains signes montrent que c’est déjà commencé.
- A l’université Laval où j’étudie on assiste par exemple à une explosion des formations de perfectionnement professionnel. Desjardins a par exemple un programme qui permet à certains de ses employés de poursuivre leurs études : certificats, MBA, etc.
- La priorité à l’implication familiale s’impose peu à peu dans la gestion des employés. Les congés parentaux se développent. Autre exemple, la banque TD donne jusqu’à huit semaines de congé sans solde aux employés qui doivent prendre soin d’un membre de leur famille gravement malade.
- Les années sabbatiques sont aujourd’hui plus fréquentes. Certaines entreprises accompagnent même leurs employés qui souhaitent profiter de ce moment pour créer une entreprise.
- Les employés de TD peuvent utiliser des congés payés pour faire du bénévolat dans la collectivité pendant les heures de travail normales. Plus fort chez Patagonia les employés ont la possibilité de passer jusqu’à deux mois par année dans un organisme écologique à but non lucratif de leur choix, et ce, tout en gardant leur salaire courant et leurs avantages sociaux


Conclusion : Pour des entreprises, gérer ces cheminements très individualisés est une difficulté importante.

Mais elles n’ont pas le choix si elles veulent susciter l’engagement de leurs employés. Les individus ne se sacrifieront plus pour leur carrière. Ils arbitreront de plus en plus en faveur de l’épanouissement qui passe par un éclatement des carrières.
Elles ont aussi beaucoup à y gagner : des gens plus engagés, plus motivés, riches de nouveaux regards, de nouvelles idées, de nouveaux réseaux. Cela fait aussi évoluer le rôle du gestionnaire. Dans son rôle de jardinier que nous évoquions lors de la dernière chronique, il a pour mission d’aider l’employé à y voir clair dans ses questionnements sur sa carrière et de l’accompagner dans le débroussaillage des chemins de traverse de la carrière buissonnière.

jeudi 1 décembre 2011

L'imaginaction au travail

Troisième chronique dans l'émission de Dominique Poirier "L'après midi porte conseil".

Cette chronique avait pour thème l’évolution des rôles de l’employé et du gestionnaire (en français du Québec) ou du collaborateur et du manager (en français de France). Pour résumer je dirais que l’on passe d’une organisation du travail dans laquelle le gestionnaire avait pour mission de planifier, organiser, diriger, contrôler, à une organisation du travail où chacun est acteur de l’organisation du travail au sein de son équipe pour atteindre les objectifs fixés. C’est selon moi une évolution fondamentale : chacun passe d’un rôle de rouage à un rôle de moteur. On parle d’entreprise 2.0. Concrètement cela veut dire quoi ? Trois pistes :


1. De la hiérarchie à la wirearchie (l’expression est de Jon Husband).

La hiérarchie traditionnelle est profondément remise en cause. Les chefs savent de moins en moins, cela va trop vite. Les individus sont de plus en plus responsabilisés. Aussi la légitimité du hiérarchique repose-t-elle de moins en moins sur son expertise technique, celle qui faisait qu’on le choisissait, sur le mode : « Tu es le meilleur, tu seras contremaître et tu leurs diras quoi faire ».

La vieille organisation du travail se structurait autour de modes d’interaction statutaires. A une époque pas si lointaine (et certains réflexes ont la vie dure), on ne pouvait travailler avec quelqu’un d’autre sans demander l’autorisation à son hiérarchique. Interagir avec un membre de l’équipe d’à côté nécessitait un aller-retour par voie hiérarchique. Dans les organisations les plus performantes aujourd’hui, le mode d’organisation est basé sur le réseau et l’interconnexion des individus. Il repose sur la capacité des équipes à s’organiser en étant supportées, accompagnées, coachées, recadrées par des gestionnaires pour atteindre des objectifs partagés.

On retrouve là un mode d’organisation des communautés propre à l’internet. Contrairement aux idées reçues, une communauté sur Internet n’est pas anarchique. Dans toute communauté des formes de hiérarchies s’installent. Ce qui les caractérise sur Internet, c’est qu’elles émergent de l’interaction des membres de la communauté. Les membres les plus utiles, les plus compétents, les plus impliqués sont reconnus et prennent naturellement le leadership. Ils deviennent des personnes de référence qui influencent fortement l’évolution de la communauté. Sur Internet la légitimité se construit. Dans une hiérarchie traditionnelle, la légitimité est donnée par les statuts. Les jeunes en particulier, sont très sensibles à ces modes de fonctionnement. Pour eux, la légitimité de la hiérarchie repose davantage sur l’utilité perçue par l’individu et la communauté que sur le pouvoir lié au statut.

Dans ce contexte, le rôle des gestionnaires évolue. Une question difficile à laquelle un gestionnaire doit répondre est la suivante : « Suis-je utile à mon équipe et à chacun de ses membres ? Quelle est ma valeur-ajoutée ? Est-ce qu’ils me choisiraient comme leader ? ». Dans les entreprises avec lesquelles nous travaillons, nous voyons émerger quatre rôles pour les gestionnaires :
- guide (celui qui donne du sens, qui amène à se sentir utile),
- capitaine de bateau (celui qui est responsable de l’équipe, qui arbitre, mais qui fait partie de l’équipage et qui est aussi dans l’action),
- jardinier (en charge de la croissance et du développement des individus et de la dynamique collective)
- et entrepreneur (celui qui développe son activité, amène son équipe à innover). Dans ce contexte l’attitude des gestionnaires évolue : ils sont de moins en moins ceux qui dictent, et de plus en plus ceux qui animent ; de moins en moins ceux qui savent, et de plus en plus ceux qui questionnent.


2. De l’exécution à l’imaginaction.

L’organisation traditionnelle du travail faisait des individus des exécutants. Cela ne tient plus, les organisations ont besoin de réactivité, d’adaptation locale face aux clients, d’innovation.

Il faut donner la possibilité aux individus de s’emparer des règles de fonctionnement pour les faire évoluer. Mon exercice préféré en la matière : Chez Banknorth Group, un "Stupid Rules contest” est organisé tous les ans. Lors de cette compétition les employés sont invités à identifier les règles ou fonctionnements de l'entreprise les plus stupides. Par la suite, si le point identifié est abandonné ou modifié, l'employé reçoit une valorisation financière.

Il faut aussi être capable de recueillir et de traiter le foisonnement d’idées qui restent généralement inexploitées dans l’organisation. De nombreuses entreprises ont mis en place des plateformes sur lesquelles les employés peuvent déposer leurs idées, réagir aux idées des autres et voter pour les meilleures. C’est pour l’organisation un excellent moyen de collecter et de faire émerger les meilleures idées. Citons par exemple ExcentriQ chez Desjardins ou au CHUQ.


3. Du savoir centralisé à l’intelligence collective.

Les organisations ont encore une tendance à sanctifier la connaissance explicite qui vient d’en haut. Exemples classiques : On écrit des processus bien formalisés qu’on réunit sur un intranet pour faire moderne. Tout le monde se plaint que ce n’est pas à jour, qu’il y a toujours des exceptions, etc. Autre exemple on ne capte par la connaissance informelle, qui résulte de l’action quotidienne des employés dans l’organisation et hors de l’organisation : les attentes des clients, le nouveau gadget technologique, ce que fait un concurrent. Comme si l’entreprise décidait de jouer du violon avec des moufles. Les gestes pour produire les notes seront justes, mais il manquera un peu de précision et de nuance. Naturellement les entreprises cherchent de plus en plus à capter cette intelligence collective. Les nouveaux outils de collaboration le permettent. Exemples.

En s’inspirant de wikipedia, plusieurs entreprises créent des wikis internes. Les connaissances se construisent et s’actualisent à partir des savoir des individus. Par exemple : GCPedia dans les ministères fédéraux du Canada (en novembre 2011 27,264 utilisateurs inscrits, 15,388 articles, 10,555,063 pages vues) ou chez MMA.

En créant des réseaux internes (type Facebook ou LinkedIn pour faire image) sur lesquels les individus créent leurs profils pour se regrouper en communautés autour de sujets qui les intéressent : problématiques métiers ou réflexions plus prospectives, voire des sujets de simple socialisation.


Conclusion : Etre un individu en T, un innovacteur et une étincelle d’intelligence collective

Quel que soit son métier, quel que soit son niveau hiérarchique, le rôle que chacun va jouer dans son travail évolue et va de plus en plus évoluer dans la mesure où les organisations ont besoin de valeur-ajoutée et que la valeur-ajoutée est dans la tête et le cœur des employés.

Cette évolue se joue sur trois plans :
- un travail en transversal, en équipe, dans une relation différente avec sa hiérarchie. Ce qui suppose d’être sûr de soi, de son expertise, et ouvert aux autres et à leurs façons différentes de voir les choses. : Etre un travailler en T selon l’expression de Peter Drucker : une expertise (la barre verticale) et une capacité à travailler en transversal (la barre horizontale)
- une exigence d’innovaction : ce qui suppose de mobiliser des capacités de remise en question et d’imagination.
- l’intégration aux réseaux d’intelligence collective : ce qui suppose de partager ses connaissances dans une attitude d’ouverture.

Cette évolution n’est pas neutre. Elle nécessite de remettre en cause de certains réflexes, certaines représentations traditionnelles du travail dans une relation de confiance. Bref de voir le travail différemment.