vendredi 11 mars 2011

Nouvelles technos, bobos et crottes de civette

Elément de réflexion pour aborder plusieurs problématiques :
- La question des facteurs de délocalisation ou de relocalisation (voir la réflexion sur le nearshoring).
- La question des critères de décision dans la localisation des investissements stratégiques quand une entreprise globalisée regarde le globe et se pose la question où construire mon usine ou mon centre de recherche.
J’ai découvert les travaux de Richard Florida qui définit un indice bohémien prédictif du niveau d’implantation d’entreprises de haute technologie. Explications et exemple.

Les bobos sont parmi nous (et en moi)

Le terme de Bourgeois Bohême, les « bobos », a été créé par Brooks (2000) pour désigner un au delà de la bourgeoisie et de la bohême, une réconciliation sur l’autel de la post-modernité. Pour une description non scientifique voir Renaud (2006).
Je ne résiste pas au plaisir de citer cette phrase extraite de Brooks (2000) : « It’s hard to tell an espresso-sipping professor from a cappucino-gulping banker ».

Les géographes constatent qu’une nouvelle population éduquée, très productive en terme économique, se regroupe dans des villes « hypes », où le talent se concentre et om règne un esprit de tolérance et d’ouverture (mesurable par les taux d’immigrants, le d’homosexuels, le niveau de diversité ethnique, et de population bohème). Cette population est la main d’œuvre idéale de la nouvelle économie, des entreprises de haute technologie en particulier, ce que Florida nomme la « classe créative » dans son livre de 2004.

L'indice bohémien

L’indice bohémien proposé par Florida cherche à capter cette réalité. Il est basé sur le taux d’individus exerçant les occupations suivantes : écrivains, designers, musiciens, acteurs, réalisateurs, peintres, sculpteurs, plasticiens, photographes, danseurs, etc. Il se calcule de la manière suivante :
% de bohémiens dans une région comparé à la population nationale de bohémiens, divisé par le % de la population comparé à la population nationale.

Pour tester ses hypothèses il fait l’analyse des cinquante principales agglomérations urbaines américaines et compare ce taux à l’intensité de la présence des entreprises de haute technologie. Les résultats sont dans les graphiques ci-dessous.

Graphique 1 : Corrélation entre indice bohémien et concentration d'une main d'oeuvre de talent.

Graphique 2 : Corrélation entre indice bohémien et intensité de la présence d'entreprises de haute technologie.


Constats :

- Il existe un lien positif entre l’indice bohémien et la qualité du capital humain disponible (en terme de niveau d’étude) (voir graphique 1)
- Il existe un lien positif (particulièrement élevé) entre l’indice bohémien et la concentration des entreprises de haute technologie (voir graphique 2).
En tête dans les deux cas des villes comme : San Francisco, Boston, Seattle ou Los Angeles.

Conclusions :

L’indice bohémien reflète l’existence d’un milieu attractif pour les personnes de talent indispensables aux entreprises de la nouvelle économie et de la haute technologie. Si vous vous demandez où installer votre labo hightech regardez les cafés, les restaurants bios ou ethniques ; cherchez du kopi luwak, café réalisé à partir des fèves de café recueillies dans les crottes de civettes indonésiennes (elles adorent le fruit du caféier, mais n’en digèrent que la pulpe). Si vous voulez fidéliser cette main d'oeuvre exigeante et fantasque, il vous faut trouver des lieux qui leur permettront d'exprimer leur style de vie bobo.

Critique :

Je me suis posé la question de savoir si cet indice était transposable dans la vieille Europe dont le rapport à la ville est très différent de ce qu’il est en Amérique du Nord.
Résultat : pas sûr. Les études de Gibbon (2005) le contestent pour l’Angleterre. Tinagli et al. (2007) au contraire le valident pour la Suède.
Donc pas certain que ce soit l’indicateur absolu, mais à considérer.

Un exemple : St Roch à Québec

Le haut fonctionnaire à la retraite qui m’a fait découvrir les travaux de Florida, m’a raconté l’histoire du quartier St Roch à Québec, considérant la politique de développement mise en œuvre comme une application pure des concepts de Florida.

St Roch était au début des années 90 un quartier très populaire, limite mal famé en basse-ville de Québec, peu d’activité économique. Le maire de l’époque avait une vision pour ce lieu : en faire un espace dédié aux nouvelles technologies. Grosse job à venir.
Première décision : créer un parc, un beau parc, pour créer un environnement attractif. Et puis des subventions sous forme de crédits d’impôts, quelques investissements d’infrastructure (détruire le mail St-Roch). Quinze ans plus tard le lieu a accueilli quelques fleurons des nouvelles technos : CGI, Beenox, Ubisoft et de multiples petites entreprises. Et le quartier s’est gentrifié, boboïfié : restos branchés, petites salles de spectacles, et magasins à la mode.

En 2005, Martin Tremblay, PDG d’Ubisoft au Canada justifie le choix du lieu ainsi : « Nous sommes à Québec pour son talent et sa vitalité. Notre objectif est de bâtir un environnement où se marient de manière exceptionnelle la créativité et l'expertise technologique, de sorte à mettre au point ici un produit novateur, de classe mondiale »
Créativité + Talent + Vitalité = Nouvelles technologies. Florida n’aurait pas dit mieux.

Sources :
Florida Richard (2002), « Bohemia and economic geography », Journal of Economic Geography (2), 55-71
Gibbon Christopher (2005), « Does the geography of bohemia stretch across the Atlantic ? », accessible ici.
Tinagli et al. (2007), « Sweden in the creative age », accessible ici.

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