mardi 15 novembre 2011

Le futur du travail passe-t-il par le bonheur ?

Chronique aujourd'hui dans l'émission : "L'après midi porte conseil" de Dominique Poirier sur le thème "le futur du travail passe-t-il par le bonheur ?".
C'est audible ici.

J'avais écrit un texte pour structurer mes idées sur le sujet. C'est ci-dessous.

Pourquoi le bonheur ?

Le bonheur est à la mode en couverture des revues. Jusqu'à l’OCDE qui mesure l’Indice de bonheur qui complète la dimension économique mesurée par le PIB.

Dans la recherche en management le lien entre bonheur et performance est globalement soutenu, même si les résultats ne sont pas toujours éclatants (voir par exemple Hosie et Sevastos, 2009 ; Hosie et al. , 2006 et Fisher, 2003). Il faut dire que la performance et plus encore le bonheur sont deux dimensions difficiles à mesurer.

Pourquoi vouloir le bonheur des employés ? Au delà des questions de valeurs humaniste, mais aussi pour une question de valeur : Parce que cela génère de la performance pour l’entreprise.

Il faut réaliser la transformation du travail que nous sommes en train de vivre. Pour dire vite, un mode de travail hérité du monde industriel taylorien est en train de s’effondrer.
- Parce que la nature des tâches a changé : les ordinateurs, les robots remplacent les humains pour les tâches les plus répétitives. Les employés sont de plus en plus tournés vers des tâches « humaines » : imaginer, concevoir, répondre aux clients, etc.
- Face à la complexité et la vitesse des changements actuels on demande aux individus de la capacité de remise en question, de l'adaptation, de la résistance au stress et de l'intuition. Autant de capacités que l'on ne peut mobiliser que si l'on est complètement présent et si l'on se sent serein.
- Parce que les clients sont de plus en plus exigeants face des offres de produits et services de plus en plus compliquées, parce qu’ils attendent de l’attention, de la compréhension, un service personnalisé. Or, pour l’employé en posture de service, cela ne peut pas se faire sans attention à l’autre, sans empathie. Or des employés qui ne sont pas satisfaits ne peuvent pas satisfaire des clients.
- Autre dimension, les équipes de travail sont de moins en moins homogènes. Aujourd’hui les gens viennent de partout. Ils parlent plus ou moins bien Français, ont des traditions différentes, on s’accommode raisonnablement. On a besoin de les comprendre. Là encore cela suppose de mobiliser ses émotions.

Dans la vieille organisation du travail on laissait littéralement son cerveau et ses émotions au vestiaire en même temps que l’on enfilait son bleu de travail. Aujourd’hui on a besoin de l’intelligence et des émotions des employés. Et on en aura de plus en plus besoin parce que les choses seront de plus en plus compliquées.

Est-ce que cela veut dire que les gens n’étaient pas heureux au travail ? Pas nécessairement. En revanche une distinction était faite entre la vie et le travail. Ce dont témoignent des expressions comme : « travailler pour gagner sa vie ».

Quand l’usine mobilisait uniquement les bras des employés, l’organisation du travail visait à automatiser les gestes. L’esprit pouvait s’échapper. Il devait s’échapper pour ne pas devenir fou. Pour se remettre en tête ce à quoi cela pouvait ressembler, je vous suggère de visionner cette vidéo, tournée devant les usines Wonder en France au moment de la reprise du travail à la fin de la grève de 68.


Aujourd’hui pour être performante une entreprise a besoin des mains, du cerveau et des émotions des employés. Elle a besoin d’individus épanouis capables de mobiliser leur capacité d’imagination, d’écoute, d’empathie, et de travail en équipe. En conséquence elle ne peut plus ignorer la question du bonheur. Cela va beaucoup plus loin que la question du plaisir au travail. Le plaisir est une sensation instantanée. Le bonheur est une construction de soi dans la durée.

Dans un monde qui fonctionne avec les règles du capitalisme, c’est probablement une bonne nouvelle : il faut rendre les gens heureux, non pas pour être gentil, mais parce que c’est plus payant.


Un exemple extrême : Zappos

Fondée en 1999, Zappos est un leader de la distribution en ligne aux Etats-Unis spécialisé depuis sa création dans la distribution de chaussures (plus de 1000 marques) qui représente encore autour de 80% de son chiffre d’affaires. Depuis quelques années l’entreprise s’est diversifiée dans la distribution de vêtements, d’accessoires, de matériel de plein air ou d’électronique.
- 1,2 milliards de chiffre d’affaires.
- 1500 employés
- Zappos est aussi classée parmi les « best cies to work for » depuis trois ans : 23ème en 2009, 15ème en 2010 et 6ème en 2011.

Le succès de Zappos repose selon eux sur deux dimensions :
- il faut donner du bonheur aux clients, grâce à une offre pertinente mais surtout à la qualité de la relation de service que Zappos entretient avec eux, basée sur la transparence, l’authenticité et une réelle empathie.
- or, « on ne donne pas ce qu’on n’a pas ». Pour que les parties prenantes (employés, partenaires) impliqués dans la création et la livraison du service se soucient du bonheur des clients, il est nécessaire que Zappos s’intéresse à leur propre bonheur et crée les conditions de leur épanouissement.

Zappos considère que ses employés sont son principal actif. L’entreprise est convaincue que la satisfaction des clients passe par la satisfaction des employés. Son CEO, Tony Hsieh, résume cette philosophie ainsi : « Zappos is not for investors. It’s for employees ». Le livre qu’il a écrit est sans ambiguïté : « Delivering Happiness ».

Zappos s’organise pour rendre les gens heureux en répondant aux aspirations les plus élevées des individus : responsabilisation, exploitation de sa créativité, ambiance de travail agréable, reconnaissance sociale, etc.

Comment générer du bonheur au travail ? Zappos n’a rien laissé au hasard. Quelques exemples de processus clés.

1. Permettre aux gens d’être eux-mêmes.
- Cela passe par de l’autonomie, du pouvoir de décision, la possibilité d’être soi-même : 700 personnes à peu près gèrent les contacts avec les clients à travers appels téléphoniques, courriels et chats. Or il n’existe pas de script pour guider la conversation entre un représentant et un client. Zappos veut générer des contacts humains. Or pour être empathique un employé doit pouvoir être lui-même et non simplement suivre une procédure. D’autre part il n’y a pas de durée limite pour traiter un appel. Le record est de cinq heures. Le seul souci doit être de tout faire pour satisfaire le client, et, au delà, le rendre heureux.
- Toutes les tenues vestimentaires sont admises. Et chacun est libre de décorer son espace de bureau avec les objets personnels les plus farfelus. Il se dégage ainsi des bureaux une impression de désordre qui frappe les visiteurs (voir les photos sur Internet).

2. Permettre aux individus de se développer, de s’épanouir en poursuivant leurs objectifs de vie.
- Le processus de gestion de carrière est à la fois très structuré et très souple. Il intègre les aspirations des individus. Un processus est très significatif. Les personnes qui changent de départements ont une période d’essai de six mois durant laquelle ils peuvent décider de retourner dans leur poste d’origine ou y être renvoyés s’ils ne font pas l’affaire.
- Des personnes sont dédiées à l’accompagnement des personnes : les ambassadeurs de la culture à qui l’on peut parler de ses problèmes professionnels ou personnels.
- Zappos a aussi engagé un « coach de vie » à temps plein qui aide les employés à se fixer des objectifs et des stratégies de développement personnel et à mieux gérer l’équilibre vie privée – vie professionnelle. La photo représente le siège situé dans le bureau de celui-ci et sur lequel les employés doivent s’asseoir. Avec l’esprit de dérision propre à l’entreprise, il symbolise le fait que tout employé est roi chez Zappos.

3. Permettre aux individus de socialiser.
- L’importance de la socialisation. Les équipes ont une identité.
Les gestionnaires doivent consacrer 10% à 20% de leur temps à socialisez ou à renforcer l’esprit d’équipe. Zappos veut que les employés aient une vie sociale commune en dehors de l’entreprise.

Evidemment si tout le monde cherche à être heureux à sa façon, et cela peut vite tourner au bazar. Le ciment collectif, c’est la culture. Deux pratiques témoignent de la volonté forcenée de n’embaucher que des gens culturellement compatibles :
- Le département des RH dispose d’un droit de veto s’il pressent une difficulté à s’intégrer à la culture, et ce, quel que soit le niveau de compétence technique.
- Dans le processus de formation, au cours des quatre premières semaines, les futurs Zapponiens se voient offrir à deux reprises une offre de 3000$ s’ils souhaitent quitter l’entreprise. Seuls 2% à 3% des personnes choisissent cette option.

En résumé voit dans le bonheur de ses employés un levier de performance, et s’organise pour cela. Mais ce n’est pas pour tout le monde. Il existe un bonheur à la Zappos, un moule. Le bonheur à la Zappos n’est pas fait pour tout le monde. Et l’entreprise choisit soigneusement les gens qui lui ressemblent.

Zappos est un exemple extrême d’une entreprise qui fait du bonheur un levier de performance. Mais de plus en plus, les entreprises se penchent sur le sujet : aménagement des horaires, évolution flexible des carrières, possibilité de s’investir dans du bénévolat en dehors de l’entreprise sur son temps de travail, etc. Les exemples sont multiples. Mais il me semble que la démarche n’est pas sans risque.


Les limites

A la fin du XIXième siècle on peut retrouver quelque chose qui de premier abord ressemble à cette tendance de la recherche du bonheur au travail : les grandes industries veillaient au bonheur de leurs ouvriers : construisaient des maisons, des écoles, prenaient en charge l’éducation, etc. Dans une logique de type féodal : je donne de la protection en échange de la fidélité et du travail.

Aujourd’hui les choses sont radicalement différentes. Je l’illustre à travers un paradoxe. D’une part les individus sont et seront de plus en plus autonomes : responsables de leur propre développement (de leurs compétences, de leur carrière, etc.), sans engagement de durée de la part de l’entreprise. D’autre part si l’on veut aligner tous ces employés frétillants en quête de leur bonheur personnel, un processus d’alignement autour du projet de l’entreprise, de sa culture et de ses valeurs est nécessaire.

En somme, d’une part, l’individu est livré à lui-même, sans structuration institutionnelle (comme l’était le lieu de travail), livré dans le vaste monde à sa seule capacité à devenir lui-même. C’est une liberté enivrante mais aussi angoissante.
D’autre part les entreprises produisent des normes comportementales que je qualifierais en exagérant le trait de totalitaires, au sens propre, c’est à dire qu’elles s’immiscent dans la sphère intime de la pensée. Elles dictent des valeurs et des comportements sur lesquels les gens sont évalués. C’est très différent d’une chaîne de montage où les individus sont évalués sur le travail de leurs mains et non sur leurs pensées.

Entre autonomie radicale (l’injonction à devenir soi-même en faisant du travail un espace de développement personnel) et totalitarisme (l’injonction à s’inscrire dans les normes définies par l’institution), il est facile de se perdre. Le risque est celui de l’injonction paradoxale : « sois toi-même mais respecte les normes ». Cela contribue à faire de certains milieux de travail des endroits délétères qui peuvent conduire au suicide. Il faut être fait fort pour saisir l’opportunité d’être soi-même au travail pour être heureux.


Conclusion

Mais n’exagérons pas les risques. Voir le lieu de travail comme un espace de bonheur. Voir le travail comme un levier d’épanouissement et d’épanouissement personnel, c’est quand même une bonne nouvelle et c’est une tendance lourde parce que les entreprises auront de plus en plus besoin d’individus épanouis et équilibrés.

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