lundi 19 décembre 2011

Travailler c’est apprendre (et inversement)

Cinquième chronique dans l'émission de Dominique Poirier, "l'après midi porte conseil" (Radio Canada).

Nous avons beaucoup évoqué durant les chroniques précédentes les défi de changement auquel fait face tout individu au travail. On a plus de choses à apprendre, plus rapidement, et de manière continue. Au cœur de l’enjeu d’adaptation se trouve la compétence. Hors sur ce front aussi les choses changent.

Le contenu des apprentissages évolue :
• des connaissances explicites aux connaissances tacites,
• du savoir-faire au savoir-être, et l’on voit apparaître un terme qui est intéressant, le savoir devenir,

Les façons d’apprendre évoluent :
Dans un monde en changement accéléré on ne peut plus apprendre de la même façon. Dans le modèle ancien où la connaissance s’accumulait et où les outils changeaient au rythme de la vie humaine, on pouvait apprendre, en caricaturant un peu, « une bonne fois pour toute ». Dans cette logique on allait à l’école, à l’université, on avait un diplôme, sésame précieux pour entrer dans le monde du travail et s’y faire une place. On passait le reste de sa vie à se perfectionner. Ce modèle évolue. On parle aujourd’hui d’apprentissage tout au long de la vie : retourner à l’école, prendre le temps de se former tout au long de son travail.


1. Ce qu’il faut apprendre

Avec un environnement qui évolue, les connaissances à maîtriser changent. Il y a d’ailleurs beaucoup de choses qui auront changé avant même qu’on les maîtrise. J’insisterai sur deux dimensions qui me paraissent décisives pour le futur.

L’information tacite
Dans les entreprises les intranets et les classeurs dégorgent de recueils de procédures. Pourtant fréquemment, les employés ont l’impression que l’information n’est pas accessible. Et en effet, 70% à 75% de l’information est tacite, non formalisable, inscrite dans le corps ou le cœur, plus que dans le papier (il n’y a pas de procédure écrite pour expliquer comment gérer ses émotions face à un client en colère). Or c’est justement cette information qui permet aux entreprises de se différencier de leurs concurrents : les procédures pour cuire un hamburger sont les mêmes mais les attitudes face aux clients différencient les restaurants de restauration rapide.

Transmettre cette information tacite est donc capital pour les organisations. Mais comment faire ? Le mode traditionnel de transmission : formalisation des connaissances puis transmission de celui qui sait à celui qui apprend est inopérant.

Le savoir devenir
Ce qu’il faut apprendre pour être performant dans un travail s’est enrichi. Au delà du savoir-faire, le savoir-être a pris de l’importance (il touche les attitudes et comportements) et on voit apparaître un champ nouveau : le savoir devenir. C’est à dire savoir se projeter dans le futur, imaginer ce que l’on veut être, identifier les remises en question de que l’on faire, les connaissances que l’on doit développer. Compte tenu de la vitesse des changements, « apprendre à apprendre » et « savoir devenir » sont deux compétences clés que chacun doit développer.

Pendant longtemps les services de ressources humaines des entreprises avaient pris la responsabilité de la formation des employés, ils définissaient les plans de formation, et un jour on était convoqué à un stage. Aujourd’hui de plus en plus d’entreprises renvoient aux individus une part plus ou moins grande de la responsabilité du développement de leurs compétences (le fameux savoir-devenir). Evidemment la contrepartie de cette responsabilisation des individus est de leur proposer un projet qui a du sens pour eux, pour qu’ils puissent donner une direction cohérente à leurs efforts.


2. Les façons d’apprendre : De l’école à l’apprentissage dans l’action

La façon dont nous apprenons change.

Apprendre dans l’action
Si je contraste les choses de manière caricaturale :
Replongeons nous dans notre monde d’avant l’informatique. A l’époque apprendre c’était transmettre une connaissance formelle. Dans l’univers mécanique dans lequel les engrenages cassent si on ne les tourne pas dans le bon sens. Pour ne pas briser les machines, on lisait les modes d’emploi avant d’essayer. De plus le savoir était moins accessible, pas d’internet, de wikipedia, la transmission du savoir se faisait dans une relation maître – élève, celui qui sait vers celui qui apprend.

Aujourd’hui comment fait-on pour apprendre à faire fonctionner un objet ? Prenons par exemple un appareil photo numérique. On commence par appuyer sur un bouton et l’on voit ce que ça donne. Dans une logique d’essai-erreur, en allant sur internet, dans des forums voir ce qu’en disent les autres utilisateurs, on finit par apprendre à s’en servir. Avec l’électronique le coût de l’essai est nul. Si votre ordinateur plante, il n’est pas brisé. Il suffit de le rebooter.

Cela illustre une évolution fondamentale dans les façons d’apprendre. On apprend de plus en plus (les jeunes tout particulièrement) dans l’action, dans une logique d’essai-erreur et non plus dans une transmission explicite sachant - apprenant. Cela redonne de l’importance au jeu comme mode d’apprentissage. Les serious games se multiplient. Bombardier par exemple a recours à un jeu sérieux pour intégrer les nouveaux arrivants. Tout le monde s’y met : L’Oréal pour recruter, ou, en France, la fédération de la Métallurgie (FGMM-CFDT) avec « Majobaventure, dans la jungle de l’entreprise »,

Mais comment apprendre dans des environnements où l’erreur n’est pas possible ? Le cas s’est posé dans les écoles d’infirmières du Québec. L’apprentissage théorique passait mal. Mais dans ce métier, l’apprentissage par essai-erreur pose problème. La solution : la simulation. Au Québec, plusieurs écoles d’infirmières utilisent le Sim Man, un mannequin bourré d’électronique qui permet d’expérimenter la plupart des gestes de l’infirmière.



Autre outil de simulation : le développement de mondes virtuels. Un rapport de l’OCDE daté de juin 2011, conclut à l’efficacité de cette méthode d’apprentissage. Par exemple, au Québec, le comité de main d’œuvre du commerce de détail a créé un monde virtuel, Zone Détail. Les superviseurs s’y créent un avatar et se trouvent confrontés à des situations réalistes de gestion d’un commerce de détail.



Première tendance : un apprentissage de plus en plus dans l’action. Seconde dimension : on apprend de plus en plus dans l’échange avec ses pairs.

Apprendre avec les pairs
La situation se déroule dans une compagnie aéronautique. Evidemment dans ce genre de métier, les retours d’expérience sont des incontournables. Ils sont accessibles dans une base de données. Constat : les jeunes ingénieurs ne les fréquentent pas assez et reproduisent les mêmes erreurs que dans les projets antérieurs. Donc les gestionnaires se réunissent (probablement entre boomers) et se posent la question : comment faire pour que les jeunes ingénieurs regardent plus la base de données de retours d’expérience. Et la solution vient : faisons jeune, mettons de la vidéo au lieu des textes. Les jeunes ça n’aime pas lire, mais de la vidéo, ça devrait les toucher. Mais non les jeunes ingénieurs n’y allaient pas plus.
En fait dans la jeune génération, on ne cherche pas l’information, mais celui qui a l’information. Ils auraient préféré pouvoir entrer en contact avec ceux ayant vécu la situation. Cela met en évidence le besoin d’apprendre en relation avec les autres.

Concrètement le mentorat, le tutorat, le coaching sont des façons de transmettre entre pairs. C’est dans la relation, hors d’un rapport hiérarchique, que la connaissance se transmet. Cela peut prendre des formes vraiment étonnantes.
Lorsque GE s'est lancé dans sa transformation E-business, Jack Welsh a imposé aux gestionnaires du groupe de suivre un programme de mentorat avec des salariés de moins de 30 ans afin de les initier à l'Internet et de se laisser inspirer par le regard de cette génération. Ils ont ainsi passé ensemble une heure par semaine pendant plusieurs mois. Autre exemple : Déplaçons nous en Californie dans une usine d’Intel. Un travail approfondi a été réalisé pour identifier qui sait quoi, connaissances explicites ou tacites. C’est entré dans une base de données. Lorsque quelqu’un a besoin de développer un savoir, le logiciel propose un coach. Un contrat est réalisé entre eux, avec un plan de travail, pour permettre la transmission des connaissances. C’est ainsi qu’une adjointe administrative a mentoré un nouveau gestionnaire sur le sujet des réseaux informels, l’organigramme fantôme, qu’elle connaissait très bien.

Autre possibilité : mettre en place dans les entreprises des outils inspirés des réseaux sociaux grâce auxquels les employés peuvent communiquer entre eux, poser des questions et trouver des réponses, des sortes de twits internes (comme chez Best Buy, ou IBM). Il est aussi pertinent de mettre en place des communautés de pratiques dans lesquelles des gens de même métiers ou partageant les mêmes problèmes sont mis en relation les uns avec les autres pour échanger de l’information, dans des rencontres virtuelles ou physiques. Cela se répand de plus en plus à l’interne dans les organisations (Hydro-Québec) ou entre organisations (ex. wiki de pratiques de veille dans le secteur de la santé et des services sociaux). Cette logique peut aller très loin. Atos est une entreprise oeuvrant dans les technologies de l’information. Elle compte 74 000 employés partout sur la planète. Elle a annoncé qu’elle se donnait 18 mois pour abandonner le fonctionnement par courriels à l’interne. Les courriels seront remplacés par des outils collaboratifs : un outil de chat et un wiki internes.


Conclusion

L’enjeu de compétence est incontournable. Tout le monde le sait et pourtant les organisations sont souvent hésitantes à faire les efforts nécessaires. Deux angoisses justifient cette frilosité : « on va les former et ils vont partir ailleurs », et « ça coûte cher et on doit livrer ». Je rappelle cette merveilleuse phrase de je ne sais pas qui : « si vous trouvez que la compétence coûte cher, essayez l’incompétence ». J’ajoute que la capacité des individus à vivre les changements et à innover est fortement liée à la perception qu’ils ont de leurs compétences.

Je suis convaincu que :
- Le développement des compétences prendra une place de plus en plus grande,
- Les modes d’apprentissages vont évoluer. Le « on the job learning » prendra de plus en plus d’importance par rapport aux formations classiques dans des stages. On ne pourra plus opposer productivité et formation.
- Chaque individu sera de plus en plus responsable du développement de ses compétences. Le savoir devenir sera une compétence à développer.
- De nouveaux outils se développeront : serious games, simulateurs, mondes virtuels. Ils permettront un apprentissage dans l’action, ludique, responsabilisant et s’intégrant dans l’organisation du travail.

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