samedi 13 juin 2009

Saucisson aux champignons sauvages, véhicules électriques et porcelaine de Limoges

Hier soir penché sur mon avocat (le fruit, pas la profession libérale), je faisais dans ma tête une synthèse de discussions et événements récents. La cohérence de l’ensemble repose sur le concept de path dependency. Je fais tourner.

J’achète régulièrement de la saucisse sèche biologique fabriquée à Charlevoix. L’autre jour je tombe sur un saucisson aux champignons sauvages. Que fais-je ? J’achète. Je goûte. Je m’enthousiasme. Les champignons se marient admirablement, rehaussent le goût, ajoutent en profondeur. Un délice.

Et je me dis : « il fallait vraiment que je vienne ici pour trouver du saucisson aux champignons ». Pour être honnête, je continuais en pensant : « il faut vraiment être libre dans sa tête pour mélanger du saucisson avec des champignons » (ou alors avoir trébuché). Les deux hypothèses méritent d’être approfondies.

La sérenpidité : oops ! j’ai pas fait exprès et j’ai fait fortune

La seconde hypothèse d’abord : avoir trébuché. Cela souligne l’impact de la sérendipité dans l’innovation. Le hasard, les erreurs sont des sources majeures de ruptures. L’invention du micro-onde : en 1945 Spencer travaille sur la mise au point de radars. Il travaille sur une nouvelle machine. Dès lors les versions varient : selon certain il constate qu’une barre de chocolat a fondu dans sa poche, selon d’autres il réalise que son sandwich posé tout à côté a cuit. Le principe au cœur des imprimantes à jet d’encre (la production de gouttelettes par la chaleur et non par la pression) et exploité par Canon pour la première fois par Canon dans sa BJ-80 a été découvert suite à un faux mouvement d’un ingénieur.
On peut imaginer qu’une erreur est à l’origine de cette innovation majeure qu’est le saucisson aux champignons. Mais je n’y crois pas beaucoup. Je miserais plutôt sur la seconde analyse.

Les prisons des paradigmes et de la path dependency

Depuis des années quelque chose me frappe en amérique du Nord : la capacité de réinvention à partir des traditions d’ailleurs. Que ce soit en matière de saucisson, de fromage, de sushis ou autre, la créativité est étonnante et donne lieu à des adaptations ou des mélanges étonnants. Deux façons d’expliquer cette liberté :

La première est l’absence de la pesanteur de l’histoire.
Quand on se lance dans le saucisson ou le fromage (ce qui est le cas au Québec depuis quelques années), on n’a pas de limites dans la représentation de ce qu’est un saucisson. On peut donc essayer des choses sans idées préconçues, comme de mélanger du saucisson avec tout et à peu près n’importe quoi pour sélectionner ce qui est le meilleur. Dans des mentalités où pèse la tradition, cela serait considéré comme de l’hérésie.
L’histoire, la tradition structurent des paradigmes, c'est-à-dire des schémas mentaux d’interprétation de la réalité. On ne peut pas fonctionner sans paradigme, aillons au moins la clairvoyance de connaître les nôtres, développons notre capacité de remise en question, notre capacité d’empathie qui peut nous permettre de nous glisser dans la peu de l’autre, ainsi que notre curiosité pour rester en éveil.
Exemple extrême partagé par un de mes clients dans un repas d’affaires. L’histoire concerne l’industrie de la porcelaine de Limoges. La qualité de la porcelaine dépend de celle du kaolin qui entre dans sa composition. L’industrie de la porcelaine de Limoges s’est développée en exploitant le kaolin du Limousin, le meilleur au monde. Au cours des dernières décennies cette industrie s’est trouvée en difficulté. En particulier, l’industrie chinoise de la porcelaine, utilisant du kaolin chinois, a précipité son déclin. Hors voilà qu’il y a quelques années Geneviève Lethu a décidé de relocaliser la fabrication de ses porcelaines en France pour bénéficier du savoir-faire traditionnel de Limoges. Mais pour réduire les coûts, face à la raréfaction du kaolin local, l’entreprise a décidé d’importer du kaolin chinois (qui donne une porcelaine moins transparente). L’entreprise a eu les plus grandes difficultés à trouver des sous-traitants qui refusaient de dégrader leur savoir-faire, protégé par le label « Porcelaine Limoges ». Et pendant ce temps là le déclin continuait. Chez nombre d’entrepreneurs, le paradigme de la tradition a eu raison du pragmatisme économique.

La seconde explication est la dépendance qui se crée vis-à-vis d’une structure et qui conditionne les innovations possibles, ce que l’on appelle la path dependency.
Au cours du temps l’entreprise développe des capacités et un capital. La tentation est d’exploiter ce capital plutôt que de développer en dehors du capital. Cela génère plus de rentabilité, jusqu’au moment où le capital est trop décalé par rapport aux besoins de l’environnement. Exemples de facteurs qui génèrent cette dépendance :
- Les investissements en marketing construisent une image. Innover peut amener à casser ces efforts. Par exemple si depuis 10 ans vous vous êtes positionné comme un fabricant de saucisson de haute tradition, introduire un saucisson innovant peut s’avérer difficile et ne s’appuie pas nécessairement sur le capital d’image.
- Dans un contexte d’optimisation du processus pour un certain type de production, l’introduction de produits très innovants peut générer des pertes de productivité.
- Les efforts de recrutement et de formation sont optimisés pour un métier.
- Les réseaux de distribution sont structurés pour certains types de produits et pas d’autres.
Prenons par exemple la dépendance aux normes Appelation d’Origine Contrôlée (AOC) utilisées en France pour nombre de productions régionales (vin, fromages, beurre, sel, etc.). D’un côté, ces normes ont un impact marketing très positif puisqu’elles garantissent que les produits sont fabriqués en suivant un cahier des charges très précis. Par exemple le fromage Comté est fabriqué avec le lait de certaines vaches, nourries d’une certaine façon. D’un autre côté, ces normes induisent une path dependency qui limite l’innovation. Dans une AOC, il ne doit pas être facile de fabriquer du saucisson aux champignons et il est impossible de produire du Comté aux abricots.

L’effet de la path dependency a un impact majeur dans l’évolution de plusieurs secteurs, par exemple :
- L’incapacité des grands laboratoires pharmaceutiques à apprivoiser la biotechnologie.
- L’incapacité des constructeurs automobiles à développer des voitures électriques. Il est frappant de constater que la première voiture de sport électrique, Tesla, a été développée par des informaticiens de la Silicon Valley.

De manière plus générale, la path dependency est un prisme qui me paraît très pertinent pour analyser notre difficulté à remettre en question nos modèles de développement économique et social, face aux défis actuels : l’instabilité géopolitique, le développement des inégalités, la pauvreté dans les pays du Sud, et la crise écologique.

Comme individu, comme organisation, posez-vous les questions suivantes :
Quelles sont les croyances, les valeurs, qui sont à la base de mes interprétations des événements ? existe-t-il des façons différentes d’aborder les choses ? suis-je capable de les utiliser ?

Et face à un problème, obligez-vous à regarder les choses avec un regard qui n’est pas le votre. C’est exigeant, mais souvent salutaire.

3 commentaires:

Anonyme a dit…

De bien intéressantes réflexions sur le saucisson aux champis.
La réponse est plus simple encore : le type qui récolte les champis a proposé cette idée au gars qui fabrique le saucisson.
La vie est simple, non ?

Bonne semaine.

Gérard
www.gaspesiesauvage.com

Aredius44 a dit…

Je suis arrivé sur votre blog en faisant des recherches sur la porcelaine de Limoges (j'ai vécu 18 ans à St-Yrieix la Perche où a été découvert le kaolin (redécouvert ?).
Causes du déclin de la porcelaine de Limoges est :
1) les beaux décors ne sont vendus qu'aux présidences de la république, aux rois et reines dont ceux du pétrole
2) beaucoup de décors sont démodés (attendons qu'ils reviennent à la mode ?)
3) la main d'oeuvre est chère par chez nous
4) on déménage souvent, alors on ne s'encombre pas de porcelaine précieuse
5) MacD a diffusé des moeurs d'homme préhistorique, le mou dans du carton. Beurk ! et Macdo se répand en France comme la vérole sur le bas clergé Breton
Il y a aussi la "porcelaine industrielle" qui a donné la première entreprise européenne d'appareillage électrique (Legrand à Limoges) mais ... il y a de moins en moins de porcelaine dans l'appareillage.
4) et il y a aussi de la très belle porcelaine ailleurs qu'à Limoges.

Quant à nos AOC etc... j'y tiens ! Il y a d'excellents vins ailleurs qu'en France (les Français feraient bien de s'en rendre compte). Mais je préfère un AOC à une "cuvée des patriotes" ! (vous avez toujours ça au Québec ?) Ca me permet d'avoir toujours de petites merveilles. Et il a fallu des centaines d'années pour y arriver ! Et regardez la composition des produits nouveaux et celle des spécialités anciennes. Beaucoup d'ingrédients n'est pas synonyme de produit goûteux.

A un de ces jours par exemple sur
http://lefenetrou.blogspot.com

et goûtez du boudin aux châtaignes de Saint-Yrieix la perche (vous pouvez en commander via Internet). J'ai mangé du boudin à Sherbrooke... mais ...goûtez. On en reparle ?
http://boudinochataigne.canalblog.com/

Jean-François Rougès a dit…

J'ai mis du temps à m'apercevoir de votre commentaire intéressant.
N'importe quel secteur peut expliquer ses difficultés par son environnement. C'est une tendance naturelle. Rien n'empêche de se remettre en cause et de se réinventer. Si ce n'est la dépendance aux paradigmes et des ressources (financières, compétences, réseau de partenaires, etc.) inadaptées. Opinel, GenevièveLethu l'ont fait par exemple.
Je ne fais pas la chasse aux AOC. J'ai le goût assez affûté pour faire les différences. Mais l'exemple du vin est parfait. Pour survivre, de nombreux vins de qualité moyenne ont du s'adapter aux évolutions du marché, tout en respectant ce qui faisait leur caractère distinctif. Changement de marketing, mise en avant du cépage plus que du terroir, etc.