mardi 12 mai 2009

Fannie, le hérisson et le cygne noir

Dans le cadre d’un contrat pour un client, je me suis replongé dans Good to great de Collins. Et là s’est produit un phénomène étrange et réjouissant de collision d’idées. En cause Collins donc et deux livres en cours de finition de lecture: Le cygne noir de Taleb et The strategy paradox de Raynor. L’attracteur étrange au centre de tout cela : Fannie Mae.

Fannie

Remise en contexte. Nous sommes en 2001. L’objectif de Collins est d’identifier les raisons qui font que certaines entreprises réalisent des performances hors du commun par rapport à leurs concurrents. Dans ce but il étudie 11 cas, dont Fannie Mae. Je rappelle pour ceux qui étaient trop occupés à expulser des taupes de leur potager ou qui viennent tout juste de retrouver leur télécommande que la faillite de Fannie Mae, accompagnée par celle de Freddie Mac en juillet 2008 ont été les premières manifestations grand public de la crise financière.

J’entends les rieurs dire : encore une prévision d’expert qui part en chaussette. Aha aha aha ! Et ils citeront le bidouillage avoué de Waterman (le prix de l’excellence) dans l’analyse de ses entreprises modèles. Plus drôle encore l’utilisation que fait Hamel de Emron dans Leading the revolution en la présentant sur plusieurs pages comme la quintessence de la transformation des modèles d’affaires induits par les nouvelles technologies. J’étais sur le bord de rire aussi, lorsque paf !, la collision d’idées. C’est celle-ci que je peux partager.

Fannie Mae est une entreprise qui au cours des dernières 20 années de sa vie a réussi à se réinventer et à réaliser des performances financières hors normes, jusqu’au désastre. Est-ce dû à l’incompétence et à l’avidité des dirigeants ? Laissons l’hypothèse à l’opinion publique qui semble avoir les outils conceptuels et empiriques pour trancher. Intéressons-nous plutôt à un mécanisme stratégique beaucoup plus modeste.

Le hérisson

L’étude de Collins révèle que les entreprises qui réussissent mieux que leurs concurrents partagent un certain nombre de caractéristiques. Parmi celles-ci, le fait qu’elles concentrent leur stratégie et leur énergie sur une activité qui se situe au croisement des trois questions suivantes (c’est le fameux hedgehog concept) :
- Qu’est ce qui nous passionne comme équipe ?
- Dans quoi sommes-nous les meilleurs ?
- Quel est le combustible de notre moteur économique qui assure une rentabilité croissante et durable ?

Derrière le projet de Fannie Mae, il y a une vision très noble de leur utilité que Collins résume ainsi : « The Fannie Mae people were not passionate about the mechanical process of packaging mortgages into market securities. But they were terrifically motivated by the whole idea of helping people of all classes, backgrounds, and races realize the American dream of owning their home » (p. 110)

Ce projet s’appuie sur une compétence clé : « a unique capability to assess risk in mortgage-level securities », ce qui fait que Fannie Mae : « Could become the best capital markets player in anything that pertains to mortgages » (p. 101). Avec le recul, c’est quand même très drôle.

Une autre caractéristique des entreprises exceptionnelles est ce que Collins appelle la « culture of discipline », qu’il définit ainsi : « a culture full of self-disciplined people who take disciplined action, fanatically consistent with the three circle (ceux du hedgehog concept) » (p. 142). Dit autrement, elles réussissent parce qu’elles s’investissent corps et âme dans ce en quoi elles croient et qu’elles structurent leurs ressources en fonction.

Raynor dans The paradox strategy souligne les risques de ce phénomène. Il constate que lorsqu’on s’intéresse à certaines entreprises qui échouent, on constate qu’elles ont les mêmes caractéristiques que celles identifiées par Collins. Selon Raynor, le fait de rester focus fait que l’on peut gagner plus (comme le constate Collins) mais aussi que l’on devient moins souple, moins adaptatif, plus path dependant. Ainsi on se révèle plus vulnérable aux variations de l’environnement que les entreprises dans la moyenne.

Le cygne noir

Et c’est là qu’intervient ce que Taleb nomme les cygnes noirs. Ces événements présentent trois caractéristiques : ils sont rares, ont un impact considérable et sont imprévisibles. Lorsqu’ils se produisent, ils bouleversent l’ordre des choses. Le 11 septembre, par exemple, est un cygne noir. Cet événement apparaît a posteriori comme la manifestation évidente d’un phénomène (une prévisibilité rétrospective qui repose essentiellement sur notre grande capacité à raconter des histoires qui donnent du sens aux choses) mais était imprévisible d’un point de vue prospectif.

La crise financière actuelle est un cygne noir dont Fannie est la victime. On peut expliquer que le système portait en lui la crise. Mais personne ne pouvait prévoir précisément la façon dont elle allait se manifester (quand et comment). Taleb analyse très précisément notre incapacité à prévoir ce qui peut paraître évident a posteriori (j’y reviendrai un de ces jours).

Revenons à Fannie Mae dont le succès reposait précisément sur un des éléments constituants de la crise à venir. Le mécanisme délétère est le suivant :

1.Focus des énergies sur une mission à laquelle on croit (noble par ailleurs : donner accès à la propriété à tout le monde) et des ressources sur des modes de fonctionnement qui génèrent un succès retentissant (le hérisson).

2.Création d’une path dependency qui fait que l’organisation est moins capable d’analyser les signaux de l’environnement, et devient plus rigide, moins capable de s’adapter, justement parce qu’elle est très alignée, très cohérente et que cela marche.

3. Evolution brusque, imprévisible et forte de l’environnement (un cygne noir). Et c’est le désastre. Alors que les entreprises moyennes réussissent à s’adapter, parce que plus versatiles, les entreprises les plus adaptées au contexte environnemental précédent disparaissent. Le mécanisme de sélection naturelle à l’œuvre.

Conclusion de cette collision d’idées

Fannie Mae n’est pas la victime d’une incompétence. Elle a disparu parce qu’elle avait trop bien réussi et a été victime d’un événement imprévisible qui a bouleversé les conditions de marché. De ce point de vue, elle n’est pas une exception, mais un exemple parmi d’autres, d’un mécanisme normal de création – destruction, auquel toutes les organisations sont sujettes.

Alors comment faire pour s’adapter aux cygnes noirs ? Je vous le dis dès que je finis The strategy paradox, ce qui ne saurait tarder considérant qu’il se met à faire beau et que les terrasses de café sont ouvertes à Québec.

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