jeudi 23 juin 2011

Réaction au dossier du Point sur la grande distribution

Je viens de finir le "dossier" du Point de cette semaine intitulé "Enquête sur un mal français - Le racket des grandes surfaces". Plusieurs articles le constituent. Après une page d'introduction, le premier analyse les pratiques d'analyse du comportement d'achat des clients (et les motivations qu'il y a derrière). Le second décrit la pratique de "management catégoriel", c'est à dire le fait de confier à un industriel la responsabilité de la gestion d'un rayon. Un vrai/faux est présenté dans un troisième. Un quatrième décrit le piège dans lequel les franchisés sont enfermés lorsqu'il s'agit de revendre leur commerce ou de changer de bannière. Le cinquième explore comment les enseignes séparent les activités foncières et de commerce pour générer de la rentabilité. Un dernier article relate l'histoire d'un agriculteur asphyxié par les centrales d'achat et qui a écrit un livre sur le sujet. Au bas des pages, un droit de réponse à Serge Papin, PDG de Système U qui réagit en un tiers de page aux questions posées par l'ensemble du dossier.

Le travail journalistique est documenté, il pose des problèmes qui sont réels. Il me laisse cependant avec un sentiment de malaise. On peut probablement reprocher beaucoup de choses à la grande distribution, mais là, les choses me paraissent biaisées, à charge et n'aident pas à comprendre à mon avis la réalité du secteur. Mais font des enseignes des épouvantails machiavéliques.

Première réaction sur l'expression "le mal français".
Rappelons que les enseignes de la grande distribution françaises sont parmi les plus puissantes au monde. Et que la grande distribution a contribué fortement à une évolution de la consommation. Rappelons que la croissance française est portée par la consommation. Le mal français a quand même quelques intérêts.

Seconde réaction sur l'angle de traitement du dossier.
Dans son introduction Sophie Coignard écrit : "L'enquête menée par Le Point auprès de certains d'entre eux suggère que l'esclavage comparé à leur condition (elle parle des franchisés) revêtirait presque un aspect humain". Ce genre de phrase me laisse toujours dans l'étonnement le plus grand. Il a le mérite, à défaut de nuance, de présenter d'entrée l'angle du dossier. Pas sûr qu'il en vend la crédibilité.

Troisième réaction. Le dossier présente plusieurs pratiques de types très différents sans les distinguer.
L'analyse des comportements et des intentions des consommateurs sur le lieu de vente par des techniques d'observation, d'entrevues avec des psy, de filmage et d'eye-tracking, ne sont pas limitées à la grande distribution. Elles s'appliquent dans tous les secteurs. "Big Brother" pour reprendre l'expression de l'introduction, n'est pas spécifiquement dans les hypers. Le vendeur de lessive fait tout autant d'études que l'enseigne. Il s'agit d'une évolution profonde du marketing (voir par exemple l'article de Wired : "Mind Reading - The new profiling technique that learns exactly what makes you tick and buy").
La séparation entre la gestion immobilière et le commerce résultent d'une adaptation stratégique à une loi. Au contraire certaines pratiques qui sont analysées dans le dossier dans la relation avec les franchisés et les fournisseurs sont de l'ordre du juridique et semblent résulter d'une stratégie délibérée de faire tourner la situation à son avantage. Il est frappant sur ce dernier sujet que les distributeurs n'aient pas d'espace pour réagir (peut-être parce qu'ils ne l'ont pas souhaité, ce n'est pas mentionné).

Quatrième réaction sur le fond : de l'importance de comprendre le modèle de profit.
La culture économique est peu développée dans la population. Elle l'est à un niveau macro, comme à un niveau micro. Le dossier n'aide pas à la développer. Il aborde, peut-elle sans le savoir, la question du modèle de profit des distributeurs (comment ils réalisent des bénéfices).
Il aborde le sujet en montrant comment les distributeurs font des marges importantes sur deux produits : les pommes (chiffres cités : 1,78€ sur un prix de vente de 2,5€) et une tranche de jambon (49%), laissant entendre que c'est abusif. Hors une donnée m'apparaît essentielle pour réfléchir sereinement à cette question : quel est le résultat annuel dégagé par les distributeurs ? Le chiffre est donné dans un autre article : le résultat net moyen peine à dépasser 1,5% du chiffre d'affaires. Dit autrement, au final les distributeurs ne font pas beaucoup d'argent. Beaucoup moins que la plupart des secteurs. Le dossier n'aborde absolument pas cet aspect des choses. S'il y a racket comme le suggère la une de la revue, il est finalement peu payant.
Où passe donc la marge ? Réponse évidente : dans les coûts de gestion de l'enseigne. Entretenir un magasin ouvert longuement durant la journée (ce qui facilite la vie des clients), bien entretenu, avec une grande diversité de l'offre, tout sous un même toit, et des produits toujours frais (ce qui génère des pertes), a un coût. La publicité dans un univers très concurrentiel a un coût.

Raisonner en terme de marge réalisée sur les produits n'a pas de sens. Cela entretient la confusion entre marge et bénéfices. Par exemple : le coût de fabrication d'une bouteille de Ricard ou de Red Bull est très faible. La marge brute industrielle (la différence entre le prix de vente hors taxe et, pour simplifier, le coût de fabrication) est absorbée par les opérations marketing indispensables pour vendre le produit. On peut toujours dire que Ricard pourrait baisser sa marge, vendre sa bouteille moins cher et mieux rémunérer ses employés et ses fournisseurs. Cela impliquerait de réduire les investissements en marketing / publicité, et donc à terme de réduire les ventes.

Conclusion

Je ne travaille pas dans la grande distribution. Mes activités comme consultant dans ce secteur sont anecdotiques. Je ne cherche pas à défendre les enseignes. Le dossier met en évidence certaines pratiques qui paraissent au moins désagréables.
Mais je suis dérangé par cette approche journalistique, qui me paraît destinée à vendre du papier en choquant, et qui ne cherche pas à expliquer vraiment le fond des choses, laissant le lecteur dans une incompréhension véritable des enjeux.
Qu'il y ait un problème de structuration de la distribution, certainement. C'est un sujet clé sur lequel il faut réfléchir. En particulier dans un pays dont la croissance est tirée par la consommation. Qu'il y ait un racket des grandes surfaces, pas convaincu. Quand on fait 1,5% de résultat net, on essaie surtout de survivre par tous les moyens, avec beaucoup de dégâts collatéraux.

2 commentaires:

Anonyme a dit…

oui, les marges sont très faibles dans la grande distribution mais les gains financiers sont énormes et ailleurs : le client paye comptant à la caisse alors que les fournisseurs ne sont payés qu'à 45 ou 60 jours (peut-être plus) d'où d'énormes gains financiers.

Jean-François Rougès a dit…

Merci pour la précision.

Bonne remarque sur le modèle de revenus. Les placements des liquidités liées au délai de paiement génèrent d'importants revenus financiers.

Mais j'ai l'impression que vous tombez dans le piège en ne distinguant pas les marges du résultat.

Le résultat opérationnel (EDIT) est composé des produits d'exploitation = ventes + gains financiers (les placements des liquidités liées au délai de paiement des fournisseurs que vous mentionnez) + produits exceptionnels, auxquels sont soustraites les charges (ce que cela coûte pour fonctionner).

Je le répète les charges d'un distributeur, comme de certains industriels, sont considérables. Au final le résultat n'est pas très élevé dans la distribution comparé à d'autres secteurs d'activité. Le groupe Carrefour a généré en 2010, 2,7 milliards d'euros de résultat opérationnel pour un chiffre d'affaires de plus de 85 milliards de chiffre d'affaires. Si l'on enlève les charges exceptionnelle, le résultat net est de 382 millions d'euros. Auchan : 877 millions d'Euros pour un chiffre d'affaires de 42 milliards d'euros.

Le racket n'est pas très payant comparé à (par exemple) :
- Total : 10 milliards de résultat net pour un chiffre d'affaires de 160 milliards d'euros.
- LVMH : 3 milliards de résultat net pour un chiffre d'affaires de 20 milliards d'euros.

Si les distributeurs génèrent des gains financiers importants, c'est que le volume d'activité (chiffre d'affaires) est important. Je résiste toujours à l'idée de racket.

En passant, je ne cherche pas à justifier des pratiques que le dossier dénonce, en particulier sur les aspects légaux des relations avec les franchisés, sur lesquels je ne suis pas compétent pour réagir.